

Cette fois, je vous emmène au volant de l’un des plus somptueux remugles d’une époque heureuse : lancée au mitan des sixties, l’Iso Grifo a vu sa carrière s’arrêter – est-ce un hasard ? – exactement à l’aube de la crise. C’est l’enfant d’un temps où tout semblait possible, y compris de s’en aller concurrencer Ferrari, Maserati ou Jaguar en associant un design de haute couture à des V8 américains aussi roturiers que puissants. À l’évidence, un tel engin ne pouvait survivre longtemps dans un monde scarifié par le reflux de ses vieux rêves (charisme étincelant, puissance, vélocité, etc.) et cerné par la sinistre vertu des limitations de vitesse. Les autos survivantes parmi les quelque quatre cents exemplaires construits en neuf ans de carrière, injustement oubliées durant les années 70 et 80, font à présent la joie de collectionneurs avisés. Voici pourquoi…



Deux hommes pour un rêve
Les histoires d’automobiles sont toujours, avant tout – et surtout – des histoires humaines. Des rêves, des ambitions, des fulgurances intellectuelles dont la concrétisation dépend toujours de rencontres, sinon providentielles, à tout le moins indispensables ; car, comme chacun sait, dès qu’un projet tente de s’extraire des limbes de l’abstraction, s’avèrent nécessaires la constitution d’une équipe et la quête de partenariats. À cet égard, la rencontre survenue entre l’industriel Renzo Rivolta et l’ingénieur Giotto Bizzarrini, en 1962, va s’avérer décisive. Ayant débuté dans l’électroménager avant de se tourner vers la production de motos, Rivolta est alors le père de l’Isetta, micro-citadine aux formes atypiques lancée en 1953, qui s’écoule à la fois en Italie mais aussi dans d’autres pays, BMW ayant par exemple acquis la licence de fabrication de ce drôle d’engin. Mais Renzo Rivolta nourrit d’autres songes, qui évoluent à un tout autre niveau de la construction automobile : à l’instar de ses prestigieux compatriotes (Ferrari ou Maserati) l’homme, tout comme Ferruccio Lamborghini à peu près au même moment, veut s’ébattre dans les torrides pâturages du grand tourisme. Le recrutement de Bizzarrini, qui a travaillé plusieurs années durant pour Ferrari avant de concevoir le premier V12 Lamborghini, tombe à pic. Il rejoint les ingénieurs de la petite firme de Bresso – à présent dénommée Iso Rivolta – pour concevoir la première GT de la marque : l’IR 300, présentée au Salon de Turin 1962.
Giugiaro, déjà…
Dessinée par Giorgetto Giugiaro pour le compte de Bertone, l’IR 300, faute des moyens nécessaires à l’élaboration d’un moteur inédit, se tourne vers la General Motors, qui fournit obligeamment le robuste et puissant V8 Chevrolet 5,4 litres que l’on trouve alors sous le capot de la Corvette. Frôlant les 300 ch, le moteur américain compense son manque de noblesse par d’autres arguments, l’auto pouvant sans difficultés se mesurer à une Ferrari 250 GT/E, proposant elle aussi la formule « 2+2 » et disposant comme il se doit d’un V12 à l’impeccable pedigree. Toutefois, en comparaison de l’Iso, la voiture de Maranello souffre de l’archaïsme de ses trains roulants, l’IR 300 s’étant, en l’espèce, inspirée sans vergogne des solutions retenues pour les Jaguar. Incontestable réussite, la première Iso Rivolta est saluée par la presse spécialisée et séduit plusieurs propriétaires célèbres, à commencer par John Lennon. Pourtant, aux yeux de Renzo Rivolta, l’IR 300 n’est qu’une première étape. S’inspirant de la grande diversité du catalogue Ferrari de l’époque, où l’on trouve aussi bien des coupés de grand tourisme que des berlinettes au caractère sportif plus affirmé, le patron de la firme demande à Bizzarrini de concevoir un modèle plus ambitieux encore sur la base de l’IR 300. Le prototype de la future Grifo de série, alors présenté sous le matricule A3/L, est dévoilé lors du Salon de Turin 1963.

La magie des big blocks
Encore une fois due au talent – ou plutôt au génie – de Giugiaro, la Grifo s’impose immédiatement comme l’une des sportives les plus fascinantes de son temps. Basse, (ne toisant qu’1,20 mètre) et établie sur un empattement raccourci de vingt-cinq centimètres par rapport à l’IR 300, la nouvelle Iso Rivolta rassemble tous les suffrages. D’une agressivité tempérée par une élégance qui ensorcèle le regard, quel que soit l’angle sous lequel on le contemple, le modèle entre au catalogue Iso à partir de 1965 et s’affiche à un tarif (78 000 francs, soit environ 123 000 euros de 2024) équivalent à ceux des Ferrari 275 GTB/4 ou Aston Martin DB6. Exclusivement motorisée, jusqu’en 1971, par des V8 Chevrolet et disposant au départ de 300 ch SAE, la Grifo ne va cesser de se bonifier au fil d’une carrière plus longue qu’à l’accoutumée dans cette catégorie, avec une évolution encore plus sauvage présentée en 1968 lorsque le plus gros V8 animant la Corvette trouve à grand-peine sa place sous le capot de la berlinette italienne – d’où une excroissance singulière qui renforce encore la bestialité de l’ensemble… Cubant à présent 6998 cm3 pour 400 ch SAE, la Grifo 7 Litri ainsi gréée achèvera son parcours en 1972 sous la forme de la variante IR9 Can Am, poussée à 7,4 litres et revendiquant une vitesse de pointe de 300 km/h, valeur très difficilement atteignable en réalité mais toujours aimablement fantasmatique dans les documentations officielles…
Gandini à la rescousse
À l’automne de 1970, Iso Rivolta présente la Grifo série 2, dont la physionomie a été amplement revue par les soins de Marcello Gandini. C’est la proue de l’auto qui concentre les modifications les plus significatives, avec de nouvelles optiques semi-escamotables rappelant le faciès belliqueux de l’Alfa Romeo Montreal, œuvre du même Gandini. Ce restylage bienvenu modernise le design de la Grifo mais ne peut hélas rien contre l’obsolescence avérée du concept : avec la Ferrari Daytona, la berlinette Iso est en effet la dernière représentante des voitures à moteur avant dans sa catégorie, dans laquelle les Lamborghini Miura, Maserati Bora et, bientôt, Ferrari BB, toutes à moteur central, dominent désormais les débats. Chez Iso, déjà en grandes difficultés financières, la fête est bientôt finie et elle s’achève sous les auspices du V8 Ford, les accords avec GM ayant été rompus en 1971. Les trente-quatre dernières Grifo produites voient ainsi leur puissance limitée à 325 ch SAE avant que le modèle ne disparaisse en même temps que son constructeur, déclaré en faillite dans les derniers jours de 1974. Moins célébrée que les Ferrari et Lamborghini concurrentes, la Grifo est l’incarnation même de l’automobile de connaisseur. Les transactions sont rares et sa cote demeure élevée ; à Rétromobile en 2024, Artcurial a ainsi vendu un exemplaire de 1973 pour un peu plus de 330 000 euros. Tout à fait entre nous, pour une machine de ce calibre, c’est quasiment du discount !






Texte : Nicolas Fourny