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Élargir la gamme, vers le haut ou vers le bas : voilà l’un des dilemmes les plus ardus auxquels les constructeurs automobiles sont régulièrement confrontés – y compris les plus prestigieux d’entre eux. Ainsi en a-t-il été de Porsche, et ce très tôt puisque, dès l’avènement des premières 911, la firme de Stuttgart a vu se détourner une bonne partie des possesseurs de 356, incapables de suivre l’inflation tarifaire imposée par la nouvelle venue. Moyennant quoi, au mitan des années 1960, la marque, jusque-là chantre du modèle unique, dut se résoudre à en dériver la 912 – machine singulière, à l’identité floue, ce qui lui a valu d’être longtemps boudée par les collectionneurs, quand elle n’était pas acquise par des frimeurs qui, sans vergogne, la déguisaient en 911… Or, l’irrésistible ascension de la cote des 911 Classic a fini par remettre dans la lumière celle qui a été tantôt considérée au pire comme une « Porsche du pauvre », au mieux comme un modèle de transition en attendant la véritable entrée de gamme qu’allait constituer l’infortunée 914. Or, il suffit de prendre le volant d’une 912 pour comprendre qu’elle vaut infiniment mieux que les préjugés qui lui collent à la carrosserie depuis trop longtemps !
911, année zéro
Quand apparaît la 901, au Salon de Paris 1963, chacun comprend que Porsche a choisi de renforcer sensiblement ses ambitions par rapport à la 356, qui aura constitué l’unique modèle de la firme quinze années durant. Bien que le nouveau modèle – très vite rebaptisé « 911 » en raison de la réclamation portée par Peugeot au sujet des dénominations comportant un zéro central – soit entièrement nouveau, la filiation avec la 356 saute aux yeux, l’esthétique de l’auto ayant été en grande partie dictée par une architecture mécanique respectueuse des principes de la maison : de la sorte, le moteur, s’il s’agit certes d’un inédit six-cylindres à plat, est toujours refroidi par air et son implantation en porte-à-faux arrière n’a pas changé non plus. La carrosserie, due aux travaux conjoints du designer Erwin Komenda et de « Butzi » Porsche, présente déjà les fondamentaux qui, contre toute attente, ont survécu jusqu’à nos jours : capot avant surbaissé, ailes antérieures proéminentes et fastback dessinant un profil dépourvu de rupture entre le sommet du pare-brise et le pare-chocs arrière. Par rapport aux dernières 356 C, l’auto peut légitimement revendiquer des progrès considérables à tous égards : plus rapide, dotée d’une motorisation plus noble, plus habitable, plus polyvalente, la nouvelle Porsche peut sembler promise à un avenir serein.
Difficile apprentissage
Pourtant, et même si c’est difficilement concevable pour ceux qui ont toujours vécu en considérant la 911 comme une voiture iconique et unanimement célébrée, c’est peu dire que les débuts de la future légende ont été difficiles. Comme le relate notamment le regretté Paul Frère dans les différents ouvrages qu’il lui a consacrés, les premières 911 déroutent, voire même déçoivent leurs conducteurs – qu’il s’agisse de porschistes invétérés ou d’une clientèle de conquête, venue de marques concurrentes. En premier lieu, dès la commercialisation effective de la 911 en septembre 1964, il apparaît très vite évident que les qualités routières de l’auto ne sont pas tout à fait à la hauteur de la réputation de son constructeur ; de fait, Porsche semble avoir agi trop hâtivement en mettant en vente une voiture imparfaitement mise au point, notamment pour ce qui concernait la tenue de cap et la sensibilité au vent latéral, sans parler des difficultés de carburation des premiers exemplaires. De sorte que, jusqu’à la fin de 1965, les ingénieurs vont travailler dur pour résoudre ces problèmes, gravement préjudiciables à l’image de la voiture comme de la marque elle-même. Ce d’autant plus que la 911 présente alors un autre défaut majeur aux yeux de certains clients : son prix !
La gloire est le deuil éclatant du bonheur
Plus ambitieuse, on l’a vu, et conséquemment plus sophistiquée que la 356, la 911 ne s’adresse de surcroît pas tout à fait à la même clientèle et cela peut se vérifier d’emblée en consultant le tarif Porsche ; si les dernières 356 C sont vendues 16 450 deutschemarks à la fin de 1964, il faut débourser 22 900 DM pour se porter acquéreur de la 911 – c’est-à-dire une augmentation de 40 %… Dans ces conditions, il s’avère très vite nécessaire de trouver une réponse commerciale appropriée, dans la mesure où la 911 ne se vend pas aussi bien qu’escompté ; en attendant de conquérir de nouveaux clients, Porsche doit impérativement retenir les propriétaires de 356, qui réclament instamment un véritable successeur à leur machine, aussi attachante qu’obsolète. Et, bien entendu, il n’est pas question de repartir d’une feuille blanche pour élaborer un modèle vendu moins cher que la 911… à l’instar de Citroën, qui avait dû s’y résoudre quelques années plus tôt avec l’ID, en accouchant dans l’urgence d’une DS simplifiée et plus accessible, la firme de Zuffenhausen va se livrer à un ingénieux bricolage sur la base de composants préexistants ; c’est ainsi qu’en avril 1965, plus d’un an avant l’arrêt de la fabrication des 356, Porsche est en mesure de présenter la 912…
Les mânes de la 356
Bien sûr, il serait abusif de parler de « nouveau modèle » : de l’extérieur, il est d’ailleurs très difficile de distinguer une 912 d’une 911. C’est en inventoriant l’équipement de l’habitacle – avec en particulier un tableau de bord à trois cadrans au lieu de cinq – et, surtout, en levant le capot arrière que l’on peut apprécier ce qui différencie les deux modèles. Car ici, point de flat-six à la sonorité flatteuse et à la puissance abondante ; c’est le bon vieux quatre-cylindres de la 356 C, dont la puissance a été toutefois ramenée de 95 à 90 ch, qui officie – et, même si la sous-motorisation de l’ensemble est flagrante, la formule va convaincre de nombreux clients qui, dans les premières années, seront plus nombreux à passer commande d’une 912 que d’une 911 ! Là encore, on peut dresser un parallèle avec la situation de Citroën, qui a très vite vu l’ID remporter un plus grand succès commercial que sa matrice… Le progrès technique n’a pas de prix, mais il a un coût et, dans le cas de la 912, il semble qu’il y ait eu beaucoup d’amateurs prêts à faire une croix sur les performances pour pouvoir rouler en Porsche, d’autant que, tout comme la 911, le « petit » modèle sera disponible en version Targa dès l’automne de 1965, renforçant ainsi et à peu de frais le potentiel de séduction de l’engin.
Du purgatoire à la renaissance
Dès 1969 cependant, après plus de 30 000 unités produites, la carrière de la 912 s’interrompt au profit de la 914 étudiée et commercialisée dans le cadre d’un partenariat avec Volkswagen, qui va faire long feu mais décevra ses promoteurs. La 911 elle-même, avec la variante « T » de 110 ch introduite en 1968, avait déjà détourné certains acheteurs potentiels de la 912, qui s’éteint dans l’indifférence générale. De façon inattendue, elle renaîtra néanmoins le temps d’un millésime sous la forme de la 912 E, nantie du flat-four de 2 litres issu de la 914, pour le marché nord-américain uniquement et de 1975 à 1976, afin d’assurer une forme d’intérim en attendant l’arrivée de la 924. Ce sera la dernière des « 911 à quatre cylindres », s’il nous est permis de nous exprimer de façon aussi irrévérencieuse… Jusqu’à la fin du siècle dernier, les 912 ont connu une longue et pénible déchéance, servant de banque de pièces pour entretenir ou restaurer des 911 Classic ou, comme celles-ci, transformées par des imbéciles désireux de les « moderniser ». Souvent moquées du fait de leur déficit de puissance, ces autos ont été la victime d’un malentendu et n’ont pas été comprises de ceux qui les vilipendaient ; les connaisseurs véritables les redécouvrent aujourd’hui. Leur séduction est étrangère à toute quête de performance pure ; ce sont des voitures idéales pour les balades le coude à la portière, avec tout le charisme des Porsche d’avant 1974. De nos jours, la cote LVA situe la 911 T à 95 000 euros, et trente mille de moins pour la 912. Entre nous, un tel écart vaut-il vraiment deux cylindres et vingt chevaux de plus ?
Texte : Nicolas Fourny