Citroën prototype M35 : l'époque où les Chevrons osaient encore
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Citroën prototype M35 : l'époque où les Chevrons osaient encore

Par Nicolas Fourny - 17/08/2023

« La suspension hydropneumatique préfigure assez précisément celle de la GS et quasiment aucune pièce de tôlerie ni aucun élément de vitrage ne sont communs à l’Ami 8 et à la M35 »

Entre la Libération et le rachat de la firme par Peugeot trente ans plus tard, les ingénieurs et les stylistes employés par Citroën se sont ingéniés à créer toutes sortes d’automobiles dont certaines sont entrées vivantes dans la mythologie du XXe siècle — on songe bien entendu à la 2 CV ou à la DS — tandis que d’autres ne dépassèrent pas le stade du prototype ou, demeurant incomprises du public, disparurent prématurément de la mémoire collective. Aujourd’hui encore, la M35 peut être considérée comme l’un des avatars les plus confidentiels de cette tumultueuse épopée ; pourtant, plus d’un demi-siècle après sa présentation, elle demeure grandement méconnue de la plupart des amateurs et, lorsque l’une des survivantes est présentée lors d’un salon ou d’une rétrospective, beaucoup s’interrogent sur la nature exacte de ce qui ressemble furieusement à un coupé sur base Ami 8 ; la réalité étant, bien entendu, infiniment plus complexe…

Une voiture d’ingénieurs

Il convient tout d’abord de tordre le cou à une légende tenace : non, la M35 n’a pas été un échec ! Et ce, pour une raison simple : s’agissant d’un véhicule expérimental — on pourrait presque parler de laboratoire roulant —, l’auto n’a jamais été conçue en vue de conquérir le marché en attirant des clients par millions, ce que confirme au demeurant le très faible nombre d’exemplaires construits. Néanmoins et pour être parfaitement honnête, la M35 n’a pas été un succès non plus ; mais pouvait-il en être autrement ? Tout cela remonte à l’âge d’or du bureau d’études Citroën, auquel la direction générale de l’entreprise avait accordé une très grande latitude en matière d’expérimentations en tous genres, allant jusqu’à un hélicoptère lui aussi motorisé par un groupe Wankel, que l’on peut encore admirer de nos jours au sein du Conservatoire de la firme. Aussi incongru soit-il, cet engin, dont les essais ne s’achevèrent qu’en 1979, démontre à lui seul que, chez Citroën, on a longtemps cru au potentiel du moteur rotatif et, rétrospectivement, la M35 apparaît comme l’une des seules parties émergées d’un iceberg quasiment clandestin, en compagnie de l’infortunée GS Birotor. Toutefois cette machine étrange, résolument innovante, aux formes maladroites et à la destinée singulière, n’excite pas la convoitise des collectionneurs d’aujourd’hui par le seul motif de sa grande rareté (pour mémoire : 267 exemplaires produits et moins d’une centaine de survivants), mais surtout par les détails d’une fiche technique dont l’intrépidité et l’exotisme terroriseraient à coup sûr les dirigeants actuels de la marque !

Les paradoxes du Wankel

Rappelons les principes du moteur laborieusement mis au point par Felix Wankel (ayant débuté dès 1924, les études d’icelui ne se concrétisèrent qu’une quarantaine d’années plus tard sous la forme du Spider NSU, qui restera pour l’histoire la toute première automobile à moteur rotatif disponible sur le marché). Se substituant au vilebrequin, à l’équipage mobile, à l’arbre à cames et aux soupapes, un rotor triangulaire tournant dans un « stator » génère trois chambres au volume variable se remplissant l’une après l’autre de mélange gazeux, et dont l’inflammation découle de la compression qu’engendre le mouvement du rotor. La simplification théorique de l’ensemble — par rapport à un moteur classique —aboutit à une douceur de fonctionnement et à un silence inégalés, sans oublier une maintenance moins coûteuse. Tels sont les principaux avantages du Wankel et, dès le début des années 1960, bon nombre de constructeurs vont s’y intéresser de très près, puis en acquérir la licence. Ainsi, General Motors, Mercedes-Benz ou Mazda s’engagent dans des études plus ou moins poussées mais, en définitive, seule la firme japonaise rejoindra NSU et Citroën au sein du club très fermé des constructeurs comptant un ou plusieurs modèles à moteur rotatif à leur catalogue. Car, en 1967, l’ex-quai de Javel s’est associé à la marque allemande pour constituer la Comotor, joint-venture créé afin de produire en grande série des moteurs Wankel destinés aux deux constructeurs. Or, on peut légitimement s’interroger quant à l’entêtement de leurs dirigeants respectifs : dès cette époque, les défauts structurels du moteur rotatif sont globalement identifiés et ont amené la plupart des autres impétrants à renoncer à son industrialisation…

Une impasse séduisante reste une impasse

En premier lieu, le Wankel, s’il n’a pas besoin d’être vidangé, souffre en contrepartie d’une forte consommation d’huile, d’une segmentation à l’espérance de vie très limitée et d’une mauvaise combustion, ce qui entraîne à la fois une maintenance bien plus onéreuse que prévu, des exigences en carburant supérieures à la moyenne et des problèmes spécifiques de dépollution liés à la présence de gaz imbrûlés, à une époque où l’on commence déjà à se préoccuper des rejets d’éléments polluants dans l’atmosphère. Ce sombre tableau n’empêche cependant pas Citroën — dont les motoristes n’ont jamais été capables de concevoir une mécanique digne des qualités routières de la DS — de croire aveuglément à l’avenir du moteur rotatif, à la fois parce qu’il ressemble très opportunément à une solution idéale pour ses futurs modèles haut de gamme et parce que l’originalité de sa conception coïncide idéalement avec l’ADN d’une firme aussi novatrice. En cette seconde moitié des années 60, le bureau d’études Citroën planche sur trois projets : un coupé de grand tourisme (qui donnera la SM), la remplaçante de la DS (qui aboutira à la CX) et, de façon plus fébrile, à la berline moyenne qui fait tant défaut à la marque. Après le très dispendieux abandon du projet F, la future GS constitue donc une priorité absolue mais, en attendant, il faut tenir commercialement en rafistolant à peu de frais l’Ami 6, devenue Ami 8 en mars 1969 grâce à l’actualisation d’un design devenu moins clivant. C’est cette même base que, de façon inattendue, les ingénieurs de la firme vont exploiter, à la fois pour tester à la fois certains éléments de la GS et l’endurance du Wankel dans des conditions réelles.

Un prototype pour tous les jours

S’ensuit une opération que seuls les Chevrons étaient alors capables de concrétiser. Dans un premier temps, le bureau d’études formule le souhait de confier de façon confidentielle, à quelques clients fidèles et triés sur le volet, un prototype nommé M35 ; l’idée — très proche de ce qui se reproduira vingt ans après avec la CX « Regamo » — consiste à collecter de précieuses informations provenant non pas d’essayeurs professionnels mais d’utilisateurs lambda. Sur ces entrefaites, le téméraire et imaginatif Jacques Wolgensinger, alors responsable de la communication de Citroën, s’empare du sujet et parvient à convaincre la direction générale de lui conférer une tout autre dimension ; il s’agit désormais de rendre publique l’opération M35 et même de lui octroyer une large publicité ! De la sorte, Heuliez — dont les stylistes ont signé la carrosserie de l’engin — est missionné pour construire les caisses des cinq cents exemplaires du prototype dont l’usine de Rennes-la-Janais finalise ensuite l’assemblage ; chacune des voitures porte un numéro indiqué en grosses lettres sur les ailes avant ainsi qu’un autocollant sur la lunette arrière résumant les modalités du dispositif (« Ce prototype M35 à moteur à piston rotatif est en essai longue durée entre les mains d’un client Citroën »). La presse spécialisée est chaleureusement conviée à essayer la voiture, qui apparaît entre autres sur la couverture de l’Auto-Journal du 4 décembre 1969 ; à l’intérieur, sous la signature de Jean Mistral, on peut découvrir un copieux dossier de six pages consacré au descriptif technique et esthétique de la M35, qui se conclut par ces mots : « Quoi qu’il en soit, l’expérience tentée par Citroën apparaît intéressante et nous pensons que les clients de la première voiture française à moteur rotatif ne manqueront pas. » De fait, au début les candidats ne se font pas prier et Citroën reçoit plus de cinq mille lettres de postulants désireux de faire partie de l’élite des conducteurs sélectionnés pour piloter au quotidien cette machine inclassable, pétrie de paradoxes et qui, aujourd’hui encore, reste difficile à répertorier dans l’histoire de son constructeur.

Non, ceci n’est pas une Ami 8

Ainsi, le profane n’y verra qu’un coupé Ami 8 hâtivement redessiné ; erreur : non seulement le bicylindre à évidemment disparu mais, par surcroît, la suspension hydropneumatique préfigure assez précisément celle de la GS encore à naître et, par-dessus le marché, quasiment aucune pièce de tôlerie ni aucun élément de vitrage ne sont communs aux deux modèles (même le pare-brise est spécifique, contrairement aux apparences !). Les possesseurs d’Ami 8 retrouveront davantage leurs repères à l’intérieur, le mobilier de bord étant à peu près similaire ; on remarque un volant inédit, un compte-tours greffé à la va-vite et des témoins supplémentaires chargés de surveiller la pression d’huile, la température d’eau et la pression hydraulique. Les sièges avant sont néanmoins exclusifs et témoignent du positionnement erratique du modèle, émanant d’une automobile populaire mais ne dédaignant pas quelques clins d’œil incongrus au grand tourisme. Il faut dire que la M35 n’est pas particulièrement abordable : la technique d’avant-garde et la fabrication en toute petite série ont un coût ; l’auto est ainsi tarifée 14 000 francs au début de 1970 — c’est-à-dire le prix d’une D Spécial… C’est peut-être pour cela qu’en dépit du succès initial de l’opération de communication, les 500 unités prévues au départ ne seront pas atteintes, loin s’en faut ; la carrière de la M35 s’arrête en 1971, Citroën entreprenant alors de racheter les voitures à leurs propriétaires afin de les détruire (quatre ans plus tard, les GS Birotor connaîtront le même destin). En 2016, dans la revue Chevronnés, notre cher et regretté Thierry Astier parlait d’environ 80 survivantes, dont seulement une dizaine en état de rouler. En plus de toutes ses spécificités, la cote de l’auto s’en ressent et, selon La Vie de l’Auto, il faut dorénavant prévoir une enveloppe de 25 000 euros pour se procurer une M35 en bel état. Le plus difficile, en l’espèce, sera d’en trouver une à vendre…

995 cm3Cylindrée
49 chPuissance
144 km/hVmax



Texte : Nicolas Fourny

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