

La toute première M5 a été lancée il y a un peu plus de quarante ans et, depuis lors, sept générations se sont succédé, suscitant à chaque fois une admiration à peu près unanime chez les amateurs de berlines à caractère sportif – même si la dernière itération de l’engin (une enclume électrifiée plus encombrante qu’une Série 7 G11 et aussi lourde qu’une Rolls-Royce Ghost) a laissé perplexe plus d’un observateur. Pour sa part, la M5 E39 a été dévoilée en 1998 et, vingt-sept ans après sa naissance, j’en connais plus d’un pour qui BMW n’a jamais fait mieux depuis. Peut-on leur donner tort ? Célébrée dès son apparition et sincèrement regrettée depuis qu’elle a quitté la scène, l’auto témoigne d’une maîtrise qui, aujourd’hui encore, réjouit le connaisseur qui, après n’importe quel galop d’essai à son volant, en conclut inévitablement que l’histoire de la M5 aurait fort bien pu s’arrêter là. Voici pourquoi…



Il est facile de perdre l’équilibre
La Mercedes Classe S série 126, le coupé Peugeot 406, la Porsche 993 ou la Jaguar Mk2 ont un point commun : de l’avis général, leurs constructeurs respectifs ne sont jamais parvenus à les surpasser dans les décennies qui ont suivi. Oh, bien sûr, ils ont tous fait plus rapide, plus efficace, plus puissant, plus confortable, et toute cette sorte de choses – loin de moi l’idée de nier la notion même de progrès et de ratiociner sans fin sur le thème pénible du « c’était mieux avant ». Mais une automobile réussie, en particulier lorsque ses ambitions se situent au-delà des triviales préoccupations liées au simple transport d’humains ou de bagages, c’est avant tout une harmonie fondamentale, un équilibre insurpassable entre le design, la technique et – notion chère à BMW – le Freude am Fahren. Un équilibre qu’il est très facile de rompre : une esthétique trop clivante, une finition un brin moins convaincante, une boîte robotisée qui vieillit mal, et vous vous retrouvez avec une M5 E60, sans aucun doute plus « moderne » que sa devancière mais, aux yeux de beaucoup, infiniment moins attirante – et qui aura fait couler beaucoup d’encre lors de son apparition, pas forcément pour le meilleur…
Le premier V8 (mais pas le dernier)
En somme, qu’est-ce qu’une BMW M ? Une automobile de série ensorcelée par la division Motorsport de la firme bavaroise. Et qu’est-ce qu’une M5 ? L’interprétation du concept lorsqu’il est appliqué à celle qui a longtemps incarné le milieu de gamme à Munich – et, de fait, pour beaucoup de fanatiques de la marque à l’hélice, la Série 5, c’est l’âme de BMW, la matrice, le modèle-source. Car la Série 5 est bel est bien la descendante de la fameuse Neue Klasse de 1961, c’est-à-dire la voiture qui a, en toute simplicité, permis à l’entreprise de survivre en retrouvant la voie du succès. La première Série 5 de 1972 en avait contemporanéisé les substrats, mais il aura fallu attendre la deuxième génération du modèle pour que la première M5 voie le jour, en 1984. À l’époque, l’auto était née de l’idée, en apparence saugrenue, de greffer sous le capot de la Série 5 E28 le fabuleux 6-cylindres 24 soupapes issu de la berlinette M1. Résultat : avec ses 286 ch, l’engin toisait de très haut la totalité de ses rivales potentielles parmi les berlines de série. Construite en très petit nombre, la M5 première du nom allait toutefois connaître une longue descendance mais, si sa remplaçante, la E34 de 1988, demeura fidèle au « six-pattes », plus d’un béhémiste patenté sursauta en apprenant, sept ans plus tard, que la génération E39 allait y renoncer pour adopter un huit-cylindres !

400 chevaux (et sans turbo)
Mais, à la vérité, BMW avait-il le choix ? Au mitan des années 1990 – soit seulement une dizaine d’années après la naissance de la première M5 –, les choses avaient beaucoup changé au pays des berlines surmotorisées. Audi, chantre du cinq-cylindres turbo depuis l’avènement de la ur-quattro, avait élaboré un somptueux V8 qui équipait à présent les berlines S6 aux conducteurs desquelles il prodiguait ses 290 ch – et ce n’était qu’un début… Chez Mercedes-Benz, après une 500 E calibrée sur mesure pour rivaliser avec la M5 E34, le partenariat avec AMG avait commencé à porter ses fruits, et eux aussi s’épanouissaient grâce aux V8 souabes. Le passage de la nouvelle M5 au huit-cylindres était d’autant plus inéluctable que BMW avait dévoilé son premier V8 moderne dès 1992 afin de permettre à la Série 5 et à la Série 7 de rivaliser valablement avec les Mercedes et Audi équivalentes. C’est donc sur cette base que les motoristes de la division ont travaillé pour aboutir au groupe S62B50 – un moteur qui, chez BMW, n’équipera que la M5 E39, puis le très exclusif roadster Z8. Sa fiche technique est éloquente : d’une cylindrée exacte de 4941 cm3, le premier V8 frappé du logo BMW M Power développe 400 ch à 6600 tours/minute, le couple maximal atteignant les 500 Nm à 3800 tours. Comme le proclame un aphorisme célèbre, « rien ne remplace les centimètres-cubes » : à titre de comparaison, le V8 Ferrari 3,5 litres animant la berlinette F355 délivre alors 380 ch et 363 Nm et, chez Mercedes, il faut aller chercher la rarissime E 60 AMG 6.3 (405 ch, 616 Nm) pour espérer rattraper la BMW.
Les chiffres ne font pas tout
On prend tous beaucoup de plaisir dans le fait de compiler les données chiffrées des autos que nous aimons. Mais si la M5 E39 est indéniablement meilleure que la E34, ce n’est pas uniquement en raison d’un moteur plus puissant ou de trains roulants plus évolués. Bien sûr, les chronos de la E39 sont meilleurs – mais ceux de la E60, présentée en 2004, le sont bien plus encore et, pourtant, en dépit d’un V10 d’anthologie que l’on ne reverra plus jamais par la suite, la première M5 du XXIe siècle n’apparaît pas aussi désirable que sa devancière. C’est ailleurs qu’il faut rechercher la magie de la E39, délicate alchimie après laquelle, en dépit de leur talent, les ingénieurs de BMW Motorsport courent en vain depuis plus de vingt ans. Certes, l’injection directe et les turbos sont arrivés, la course à la puissance a implacablement continué (on en est à présent à 727 ch !), la transmission intégrale s’est invitée à la fête, et pourtant… so what ? serait-on tenté d’écrire en bon français. Plus d’un quart de siècle s’est écoulé depuis son apparition, mais reprendre le volant d’une M5 E39 en 2025 constitue toujours un moment d’exception. Cette ligne à la fois agressive et discrète, cet habitacle admirablement construit et d’une finition exemplaire, cette ergonomie logique dans ses moindres détails, ce bloc instrumental élégant et lisible, cette commande de boîte – heureusement manuelle – qui tombe naturellement sous la main ; tout cela vous invite à prendre la route, où l’on redécouvre une auto à l’équilibre parfait, facile à contrôler (sur le sec) y compris pour le conducteur moyen et dont le V8 chante tellement bien… Non, vraiment, il n’y a rien à retrancher de cet authentique chef-d’œuvre – et, surtout, rien à ajouter. Et si nous revenions vivre en 1998 ?






Texte : Nicolas Fourny