

Parmi les grandes GT « familiales » à moteur V12 de l’âge classique, la Lamborghini Espada occupe sans conteste une place à part. Son esthétique saisissante, digne d’un concept car égaré sur les routes, la noblesse de sa mécanique, sa polyvalence théorique et l’altitude de ses chronos la situent définitivement à part, y compris au sein d’une catégorie par essence élitaire. Pourtant, cinquante-sept ans après sa naissance, l’auto semble toujours un peu marginalisée, vivant dans une sorte de semi-pénombre, peinant à écrire sa propre légende, comme éclipsée dans la mémoire de beaucoup par les icônes issues de la même écurie. Efforçons-nous de réparer cette injustice…



Seule de son espèce
Une Lamborghini de grand tourisme à moteur V12 monté à l’avant, disposant de quatre places réellement utilisables et d’un coffre digne de ce nom ? Ne cherchez pas, seule l’Espada répond en tous points à cette description – et il ne fait aucun doute que les choses resteront en l’état à tout jamais à Sant’Agata Bolognese, l’actuel Urus et ses outrances ne pouvant en aucun cas être assimilés à une quelconque descendance du dernier grand coupé Lamborghini. Au vrai, une causticité excessive pourrait même nous amener à considérer que l’Espada, racée, surbaissée, préférant la classe intemporelle à l’agressivité gratuite, constitue une sorte d’antithèse de l’actuel SUV de Sant’Agata Bolognese… Avec son design de prototype à peine civilisé, ses proportions insolites, ses vitrages démesurés, l’auto, plus d’un demi-siècle après son apparition, continue d’éblouir les connaisseurs comme les profanes, et là n’est pas le moindre de ses exploits.
Gandini dans ses œuvres
L’histoire de l’Espada commence au printemps de 1967, dans le cadre du Salon de Genève. Pour le compte de Bertone, le jeune Marcello Gandini vient de commettre un mémorable concept car exposé sur le stand du carrossier. Dans un tout autre registre que la Miura présentée l’année précédente – et due au même designer –, la Marzal, en cette seconde moitié des sixties, vient à son tour démoder tout ce qui roule, avec cette ligne tout entière faite d’audaces se répondant les unes aux autres, au premier rang desquelles on citera les immenses portes « papillon », intégralement vitrées et donnant accès à quatre places véritables. Mue par un V6 inédit (qui n’est en fait, pour dire les choses de façon schématique, qu’une moitié de V12 Lamborghini) implanté en porte-à-faux arrière, la Marzal annonce assez précisément l’Espada de 1968, elle aussi née sous le crayon de Gandini – lequel, entretemps, aura également commis la Pirana, un autre prototype sur base Jaguar Type E cette fois, et dont le vitrage latéral se rapproche davantage de celui du coupé Lamborghini. Bien sûr, celle que son constructeur présente au départ comme la 400 GT quattroposti diffère de la Marzal par un grand nombre de détails, à commencer par les portières, à ouverture classique, sans parler du moteur…

Un V12 à l’avant, un vrai coffre à l’arrière
Car l’Espada reprend, en définitive, le V12 maison, disposé à l’avant comme dans la 400 GT ou l’Islero qui va bientôt lui succéder, mais qui s’avèrent sensiblement moins logeables. Voilà qui garantit à ses quatre occupants (et à leurs bagages), confortablement blottis dans un habitacle lumineux et inhabituellement vaste pour la catégorie, de voyager à ses allures qui, en ce temps-là, ne sont pas encore illicites. Les 325 ch initiaux – qui évolueront vite à 340 puis 350 ch – permettent à l’équipage de tutoyer les 250 km/h, vitesse encore exceptionnelle à la fin des années 1960. De fait, celle qui est alors la plus onéreuse des Lamborghini (elle coûte plus cher qu’une Miura !) se retrouve en face de rivales aussi capées que la Maserati Indy, l’Aston Martin DBS ou la Ferrari 365 GT/4 2+2. Des machines de très grande classe, toutes puissamment motorisées mais nettement plus orthodoxes que l’Espada dont, on l’a dit, les proportions ne ressemblent à aucune autre, dictant l’atypisme de son dessin. Aussi longue qu’un coupé Mercedes SLC, la voiture italienne est plus basse qu’une Ferrari Daytona, mais aussi plus large qu’une Rolls-Royce Silver Shadow !
Spectaculaire et discrète à la fois
Pour autant, l’Espada ne quittera pas les rivages de la marginalité : seuls un peu plus de 1200 exemplaires sortiront d’usine en dix années de production, la carrière de l’auto étant de surcroît malmenée par les difficultés financières successives de l’entreprise. Et puis, à partir de 1974, la très spectaculaire Countach va reléguer l’Espada au second plan, ancrant définitivement Lamborghini dans l’identité qui est encore la sienne aujourd’hui. Toujours plus de puissance, une agressivité débridée et une rivalité exacerbée avec les plus puissantes des berlinettes Ferrari à moteur 12-cylindres, telle est la voie que suivra désormais la firme, délaissant peu à peu ses coupés à moteur avant. Privée de toute descendance (le concept car Estoque de 2008 ne connaîtra hélas aucune suite en série), l’Espada demeure, aujourd’hui encore, un cas à part dans l’histoire de Lamborghini et, comme autrefois, une automobile de connaisseur, dont la fiabilité mécanique vous surprendra si vous cédez à ses charmes. D’autant que ceux-ci ne vous ruineront pas : d’après la cote LVA, une enveloppe comprise entre 110 et 180 000 euros vous suffira pour dénicher un bel exemplaire. Il y a là de quoi méditer, avant que cette machine atypique devienne à la mode…






Texte : Nicolas Fourny