

En près de soixante ans et vingt-cinq films « officiels », James Bond n’a pas roulé qu’en Aston Martin, loin s’en faut ; pourtant, dans la mémoire collective, l’agent secret le plus célèbre du monde demeure à tout jamais associé à la vieille firme britannique, demeurée dans les limbes d’une certaine confidentialité jusqu’à ce que la DB5 truffée de gadgets apparaissant dans Goldfinger la propulse sous les projecteurs, au propre comme au figuré. Si cette dernière est devenue depuis longtemps une légende et même un personnage à part entière, l’AM V8 qui nous intéresse aujourd’hui n’a pas démérité pour autant, en apparaissant dans deux films de la série à 34 ans de distance !



Dix-sept ans de légende
Les amateurs avertis connaissent bien l’histoire du modèle, lequel a revêtu plusieurs appellations plus ou moins officielles depuis sa première apparition en 1972. Dérivant directement de la DBS, l’AM V8 (ou V8 Saloon) a profondément marqué l’histoire de la firme puisque sa fabrication ne s’est interrompue qu’en 1989, cédant alors la place à une Virage à la physionomie inédite mais qui, sur le plan technique, lui devait beaucoup. De longues années durant, les fidèles lecteurs des hors-série annuels de l’Auto-Journal, de l’Automobile Magazine ou de la Revue Automobile suisse eurent la certitude de retrouver, dans chaque numéro, la vieille Aston, évoluant tranquillement et produite chaque année à quelques dizaines d’unités dans l’usine de Newport Pagnell. Vendue trois fois plus cher qu’une Jaguar XJ-S, l’auto n’était pas beaucoup plus rapide ni plus efficace sur la route, mais sa rareté, l’artisanat de sa fabrication et son raffinement général la rapprochaient d’un autre monde – celui des Rolls-Royce ou Bentley Corniche, voire des Bristol Britannia ou Brigand, celui des connaisseurs indifférents à la suprématie technique des constructeurs allemands et qui étaient alors sans doute les seuls à se rappeler son existence…
Mourir peut toujours attendre
Il fallut attendre 1987 pour que l’AM V8 soit brutalement extirpée des grimoires poussiéreux jalousement préservés par les amateurs d’exotisme pour se retrouver en pleine lumière. Cette année-là, en effet, la société EON Productions, propriétaire des droits intellectuels sur le personnage de James Bond, présenta la quinzième aventure de l’agent 007, intitulée The Living Daylights et, outre l’arrivée d’un nouvel acteur pour succéder à Roger Moore en la personne de Timothy Dalton, le film fut aussi l’occasion de renouer avec la grande époque des Aston gadgétisées à outrance par le département Q. Immatriculées B549 WUU, les V8 apparaissant à l’écran (un cabriolet Volante, propriété de Victor Gauntlett, le patron d’Aston à l’époque, et un coupé Saloon, censées être une seule et même auto, ce qui ne pouvait tromper que les béotiens) reprenaient un fil interrompu depuis On Her Majesty’s Secret Service, dix-huit ans plus tôt. Souvenez-vous de la DBS V8 de George Lazenby (lequel incarnait Bond pour la première et la dernière fois), très proche de l’AM V8, qui ne jouait qu’un rôle anecdotique mais dans laquelle son épouse Tracy trouvait une mort tragique… Par la suite, la période Moore fit la part belle aux Lotus Esprit – plus modernes, plus incisives, plus sportives, et ainsi de suite – et c’est pourquoi le retour d’Aston aux affaires constitua une vraie surprise.
D’Aston à BMW
Dans The Living Daylights, l’AM V8 est généreusement pourvue en gadgets et adresse de sympathiques clins d’œil à son ancêtre : lance-roquettes dissimulés derrière les phares antibrouillard, affichage tête haute, rayons laser dans les moyeux de roues, système de stabilisateurs rétractables permettant d’évoluer sur la glace et réacteur à l’arrière (autorisant des acrobaties rappelant furieusement la série américaine Knight Rider) : le tableau était complet – mais, comme de juste, l’affaire finit mal, Bond choisissant de faire exploser sa voiture après l’avoir plantée dans la neige. Nulle trace d’une Aston dans le film suivant, Licence to Kill, sorti en 1989, échec commercial et critique ayant de surcroît marqué la fin de l’ère Dalton. Après un hiatus de six années, Bond revient en 1995 dans GoldenEye sous les traits de Pierce Brosnan mais, cette fois, c’est avec BMW que les producteurs de la série ont conclu un accord. Trois films durant, 007 va ainsi rouler en roadster Z3, en berline 750iL E38 puis en Z8 avant de revenir à la raison, en 2002, en héritant d’une Aston Martin Vanquish finement présentée par John Cleese sous le nom de Vanish…

Attention, spoiler !
Quand, en 2006, Daniel Craig endosse à son tour le smoking de 007, la série connaît son premier reboot, les scénarios évoluent en profondeur mais le partenariat avec Aston se poursuit, la DB5 effectuant un retour très apprécié des fans : elle apparaît dans quatre des cinq films tournés par l’acteur mais, dans le dernier, No Time to Die (2021), l’auto, soigneusement reconstruite par les équipes de Q après avoir été détruite à la fin de Skyfall, se voit rejointe par l’AM V8 dont personne précise la destinée mais qui porte de nouveau l’immatriculation arborée dans The Living Daylights ! Sans doute aura-t-elle reçu, elle aussi, les bons soins du MI6… Toujours est-il que l’auto, récupérée par Bond dès son retour à Londres après six ans d’absence, le véhicule une fois encore jusque sur les routes norvégiennes – mais sans aucun gadget, cette fois. Après la mort de Bond, c’est Madeleine Swann (interprétée par Léa Seydoux) qui en prend le volant pour la scène finale du film, sur les accords mélancoliques de la chanson We Have all the Time in the World, interprétée par Louis Armstrong pour On Her Majesty’s Secret Service, en 1969.
La fin d’une époque
Les voitures utilisées en 1987 ont été vendues depuis longtemps et l’AM V8 qui apparaît de temps à autre dans des expositions consacrées à James Bond n’en est qu’une fidèle réplique. La réincarnation de B549 WUU a, pour sa part, participé à la promotion de No Time to Die qui, on le sait depuis peu, aura été le dernier film produit sous la férule d’EON Productions, aux mains de Barbara Broccoli et de Michael J. Wilson depuis une trentaine d’années. Ce sont désormais les studios MGM, propriété d’Amazon, qui président aux destinées du personnage – et on peut craindre le pire quand on considère ce qui est advenu de la franchise Star Wars ou de l’univers Marvel, surexploités et pressés comme des citrons par le marketing Disney jusqu’à l’épuisement de filières créatives à bout de souffle. Scénarios écrits à la chaîne, adaptation en série, spin off multiples – tout est désormais possible maintenant que les héritiers de « Cubby » Broccoli ne sont plus là pour préserver la substance du personnage. Côté incarnation, les paris sont ouverts depuis trois ans déjà pour la succession de Daniel Craig ; quant aux Aston, aux côtés de l’inévitable DB5, peut-être reverra-ton B549 WUU un jour… Qui vivra verra !






Texte : Nicolas Fourny