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En collection, les Volvo de la série 700 n’ont pas la vie facile. Désormais quadragénaires, elles peinent pourtant encore à exister en comparaison de leur aînée, la mythique 240, tandis que les amateurs de youngtimers performantes se tournent plus volontiers vers les 850 et S70, dont les versions suralimentées sont devenues particulièrement convoitées. Méconnues et quelque peu coincées entre tradition et modernité, les 740/760 tardent à se faire une place au soleil, ce d’autant plus que le marché français s’avère particulièrement calme pour ces modèles, qui semblent n’intéresser qu’une poignée d’amateurs éclairés – en général des fanatiques de la marque ou des amateurs d’atypismes roulants. Aimant remettre en lumière les automobiles quelque peu oubliées, nous avons repris, avec un réel plaisir, le volant de l’une des premières berlines 760…
Le charme de la divergence
À l’orée des années 1980, la série 240 n’est certes âgée que de six ans mais, à la vérité, ses fondamentaux proviennent en droite ligne de la 140 présentée en 1967. Même si les voitures de la firme de Göteborg se singularisent par des cycles de vie plus longs que la moyenne, les dirigeants de Volvo réfléchissent néanmoins activement au remplacement de cette gamme – tâche ardue s’il en est, tant le modèle est apprécié et a su se forger une excellente réputation en matière de sécurité passive, de robustesse et de durabilité. L’image de la marque se nourrit principalement de ces notions qui, combinées à un design flirtant avec une certaine intemporalité, définissent un typage très spécifique, l’exotisme un rien snob des berlines et des breaks 240/260 leur permettant de se ménager une place à part sur le marché, au-dessus des constructeurs de masse mais sans toutefois égaler le prestige de Mercedes-Benz ou de BMW. À ces derniers, Volvo abandonne volontiers la sportivité, la performance ou même le simple plaisir de conduire ; à quelques exceptions près (cf. la rarissime 242 GT ou les 240 Turbo), le discours de la marque se réfère presque exclusivement à des vertus luthériennes et à une forme de rationalité semblant exclure d’emblée toute prétention à la gaudriole. Il est avant tout question d’avantages rationnels – habitabilité, praticité, solidité – propres à rassurer les parents avant tout soucieux du bien-être de leur progéniture et peu sensibles aux innovations techniques ou stylistiques.
Sus aux courbes !
Cependant, il faut bien évoluer et vivre avec son temps – mais Volvo va, comme toujours, s’y prendre à sa manière et sans se soucier une seule seconde de la mode ou des tendances du moment. À l’issue d’une décennie marquée par deux chocs pétroliers ayant précipité la plupart des pays européens dans la crise, et alors que l’aérodynamique – précieuse alliée en termes d’économies de carburant – prépare un retour en force, le concept car Volvo VCC, dévoilé en février 1980, pose les jalons du futur de la marque en s’inscrivant résolument à contre-courant des prescriptions alors en vigueur. Compacte et râblée, l’auto se démarque surtout par son style, élaboré sous la férule du chief designer de la maison, Jan Wilsgaard, et qui saisit les observateurs par sa radicalité : lignes abrutes et angles droits ont seuls droit de cité dans cet engin qui, à l’exception de sa longueur, préfigure fidèlement la physionomie de la future série 700, laquelle fait son apparition en février 1982, d’abord sous la forme de la berline 760 qui nous occupe aujourd’hui. 1982, c’est-à-dire l’année même de l’apparition de l’Audi 100 « C3 », dont les substrats semblent aussi éloignés de ceux de la nouvelle Volvo qu’une sylphide le serait d’un parpaing. « Quelle est votre opinion concernant l’aérodynamique ? » interpellera d’ailleurs le constructeur suédois, avec une fausse ingénuité, dans l’un de ses catalogues publicitaires – avant, bien entendu, de descendre en flammes la quête frénétique du maître-couple le plus bas possible. Il faut se rappeler : c’est l’époque où le Cx (coefficient de pénétration dans l’air) devient un argument commercial prépondérant. L’Audi précitée, puis la Renault 25, puis la Mercedes W124 et bien d’autres après elles se livrent ainsi à un affrontement sans merci sur ce thème alors très en vogue.
Il était une fois dans l’Ouest
Contre toute attente, il subsiste néanmoins une clientèle apparemment insensible aux effets de mode, puisque la série 700, accueillie plutôt fraîchement par la presse spécialisée en Europe, s’écoulera tout de même à près de 1,5 million d’exemplaires en dix ans de carrière, en prenant l’exact contre-pied des chantres de l’aérodynamisme triomphant. La berline 760 (qui sera déclinée dès 1984 sous une forme simplifiée et plus accessible, dénommée 740) présente, en sus de la proue dont le prototype VCC avait dévoilé l’essentiel, une partie arrière encore plus baroque, avec cette lunette tombant presque à angle droit, aboutissant à un profil à l’originalité quasiment choquante selon les critères de bienséance du Vieux Continent – et dont on retrouvera d’ailleurs l’influence outre-Atlantique, sur les Chrysler New Yorker ou Cadillac Seville. De fait, avec la série 700, Volvo se tourne sans ambages vers le marché nord-américain, où la marque est déjà solidement implantée. En Europe, les critiques ne concernent pas uniquement le design du modèle ; l’archaïsme de l’essieu arrière rigide (que Volvo nomme hypocritement « suspension arrière à voie constante »), qui subsistera jusqu’en 1988, lui vaut également bon nombre de sarcasmes alors que Mercedes vient de présenter une 190 dotée d’un train arrière révolutionnaire à cinq bras et que des modèles plus roturiers, tels la Peugeot 505 ou la Ford Granada, disposent depuis belle lurette de roues arrière indépendantes. D’autant que la 760, initialement présentée en deux versions six-cylindres (essence et Diesel), revendique sa montée en gamme et ne se brade pas : à l’automne 1984, la GLE V6 est ainsi tarifée 183 500 francs (soit environ 60 000 euros de 2023), versus 117 300 francs pour une Citroën CX 25 GTi, 130 900 francs pour une BMW 525i, 160 860 francs pour une Mercedes 280 E, 106 400 francs pour une Ford Granada 2.8i, 126 000 francs pour une Lancia Gamma 2500 i.e. ou 159 000 francs pour une Rover 3500.
Du haut de cette carrosserie, quarante ans vous contemplent
Vous l’aurez compris, la 760 est donc une automobile de caractère dont les capacités de séduction ne s’adressent pas au premier mouton de Panurge venu. Dès l’abord, avec cette raideur poussée jusqu’aux limites de la caricature et cette façade à la verticalité définitive, elle évalue sans vergogne votre niveau de conformisme : à son sujet, combien de fois ai-je entendu des formules creuses, comme « c’est quand même très carré » ? Si vous en êtes là, inutile d’insister : vous êtes probablement mûr pour rouler en Nissan Juke. Sinon, ouvrez la portière et je gage que vous ne serez pas déçu, surtout si, comme moi, vous conservez, bien au chaud au fond de votre âme de nostalgique indécrottable, une attirance coupable pour le style eighties. Sans grand rapport avec celui d’une Lancia Trevi, le mobilier de bord ne connaît pas plus la courbe que la grammaire extérieure de l’auto, mais il est très sérieusement construit et assemblé ; par surcroît, il abrite un bloc instrumental complet et une ergonomie soignée. On s’y sent immédiatement à l’aise et il ne faut pas plus de trente secondes pour y prendre ses marques. Tout est simple, intelligemment conçu et délicieusement user friendly. En plus, il y a de la place à revendre à l’avant comme à l’arrière et c’est à ce moment qu’on se rappelle l’un des mérites des carrosseries rectangulaires. Bien sûr, il faut se coltiner les marottes Volvo de l’époque, comme ce signal lumineux et sonore qui vous enjoint de boucler votre ceinture de sécurité. Intrusif, pénible, mais efficace : contrairement à celui des Mercedes contemporaines, il ne s’éteint que lorsque vous avez fait le nécessaire…
Rigide, pas frigide
Disons-le tout de suite, la conduite d’une 760 V6 n’a jamais rien eu de spécialement exaltant – pour les sensations fortes, choisissez plutôt une Série 5 E28 bien motorisée ou une Lancia Thema turbo. Mais cela ne veut pas dire que l’auto soit ennuyeuse à mener, bien au contraire : il faut simplement ne pas lui demander ce qu’elle n’est pas en mesure d’offrir. Le bon vieux PRV – ici dans sa première configuration, avec son vilebrequin originel déterminant un cycle d’allumage irrégulier – ne présente pas tout à fait le rendement d’un moteur de course : il n’exhale que 156 ch pour 2849 cm3, tandis que la boîte automatique à trois vitesses (plus un overdrive !) se charge, par son inertie, de décourager toute velléité de conduite agressive. En fait, la 760 ainsi gréée – la version Turbo essence se montrant évidemment plus démonstrative – doit être conduite « à l’américaine », ce qui est somme toute logique compte tenu de la philosophie adoptée par ses concepteurs. Toutes proportions gardées, le mode d’emploi est assez proche de celui d’une Rolls-Royce Silver Spirit : en avant, calme et droit, le pied souple sur l’accélérateur et on laisse la boîte travailler à son rythme, qui n’est pas celui d’une stakhanoviste. Le coude posé sur le haut de la contreporte, on s’alanguit insensiblement au fil des hectomètres. Calibrée pour les highways rectilignes et au revêtement plus ou moins lisse, l’auto est capable de se déplacer sereinement à des allures susceptibles de vous emmener en prison (les 190 km/h sont envisageables) et, aux vitesses légales, elle se trouve exactement dans son élément, avec un confort postural honorable – s’il n’égale pas les meilleures. Comme vous vous en doutez, ce ne sera pas la même limonade sur une petite départementale au bitume raviné, mais la 760, qui n’est jamais piégeuse, n’a jamais prétendu rivaliser avec une Caterham. En traversant les villages du Vexin français, j’ai vu plus d’un passant se retourner sur cette silhouette dont les décennies ont renforcé le décalage. Et c’est avec de vifs regrets que j’ai rendu les clés d’une machine dont le charme se dévoile progressivement au conducteur attentif. Ne se souciant pas de plaire au plus grand nombre, la 760 trace son propre chemin et façonne une identité blottie quelque part entre un living room à roulettes et une Cadillac étrécie. La garantie tranquille d’une autre forme de bonheur…
Texte : Nicolas Fourny