

Trois décennies après sa présentation, la Renault Initiale semble provenir non seulement d’une autre époque, mais aussi d’un autre monde. Un monde dans lequel un constructeur français généraliste pouvait encore oser concevoir une automobile au design aussi antagonique, motorisée par un V10 issu de la Formule 1 et ambitionnant de s’en aller chasser sur le territoire du prestige le plus échevelé… D’autant que, à l’opposé de tant d’autres concept cars, l’Initiale n’était pas destinée à demeurer lettre morte ; bien au contraire, l’auto était vouée à inspirer très directement les futures Renault de haut de gamme, à commencer par la Vel Satis de série, dont le sinistre destin ne peut que susciter, avec le recul du temps, une interrogation légitime : la malédiction française était-elle inéluctable en l’espèce ?



Un défi français
Au mitan des années 1990, les échecs successifs des constructeurs français dans le haut de gamme ont douloureusement scarifié les ambitions de Peugeot et Citroën, coupables d’avoir lancé de façon trop précipitée les 605 et XM, victimes d’une mise au point bâclée, elle-même synonyme d’une fiabilité désastreuse et d’un échec commercial désormais avéré. De son côté, Renault semble s’en être mieux sorti que ses concurrents hexagonaux ; apparue en 1984, la R25 est ainsi parvenue à séduire près de 800 000 clients en huit ans d’existence – même si le modèle a davantage séduit en France qu’à l’exportation. C’est justement pour tenter de convaincre la clientèle des très exigeants marchés d’Europe du Nord, en Allemagne en particulier, que l’ex-Régie a choisi de remplacer l’audacieuse R25 par une Safrane plus consensuelle. Lancée en 1992 et mieux construite que sa devancière, celle-ci peine cependant à rassembler les suffrages des propriétaires de Mercedes ou de BMW. Les qualités de fond de l’auto ne sont pas en cause : en fait, la Safrane souffre de porter un logo trop populacier aux yeux d’une certaine clientèle, extrêmement sensible aux enjeux de promotion sociale dont une berline de ce calibre est forcément la dépositaire. Dès lors, à l’instar des autres constructeurs généralistes, les dirigeants de Renault se trouvent confrontés à un problème dont la complexité finira, à terme, par tous les décourager : quelle grammaire faut-il définir afin de se ménager une place dans un segment de marché déjà phagocyté par les spécialistes allemands ?
La fin des complexes
À cette question cardinale, il n’existe en définitive que deux réponses possibles : soit s’inspirer du classicisme et de la quiétude bourgeoise des berlines tricorps traditionnelles, soit proposer un langage plus personnel et prendre le risque de la disruption, comme la R25 en son temps, mais d’une façon bien plus affirmée et bien plus clivante aussi. De la sorte, sous l’impulsion de Patrick Le Quément, directeur du design industriel de Renault depuis 1987, la firme de Billancourt va élaborer une réponse aussi originale que courageuse, ne devant rien à l’orthodoxie germanique et s’efforçant de ramener à la vie une notion devenue, depuis longtemps déjà, hors de portée de l’industrie automobile tricolore : le luxe à la française ! La démarche ne manque ni d’ambition, ni de panache : en ce temps-là, cela fait déjà trois décennies que Facel Véga, ultime représentant du genre, a mis la clé sous la porte, lâchement abandonné par des pouvoirs publics obnubilés par la motorisation de masse. Depuis lors, les constructeurs français n’ont jamais réussi à dépasser le stade de la grande routière confortable et rapide mais – les Citroën DS Chapron ou l’éphémère Monica mises à part – dépourvue de tout prestige. Or, la forteresse ouvrière que fut longtemps Renault à partir de la nationalisation de l’entreprise, en 1944, n’a cependant pas totalement oublié un passé qui fut glorieux : en 1992, un ouvrage commandité par la marque et intitulé Renault, un siècle de tradition haut de gamme, destiné à accompagner le lancement de la Safrane, célébrait déjà les mânes des luxueuses et renommées 40 CV et Reinastella d’avant-guerre. Et c’est à ce chapitre de l’histoire de la firme que la future berline haut de gamme du Losange entend se rattacher…

La reconquête d’une légitimité
Présentée lors du concours d’élégance de Bagatelle à la fin de l’été 1995, l’Initiale concept n’est pas seulement une automobile, ni un prototype : à la vérité, nous sommes en présence d’un véritable manifeste qui, au-delà de la marque Renault, concerne en réalité l’industrie automobile française dans son ensemble. Il s’agit d’une sorte de clameur esthétique qui, par la radicalité et l’intrépidité de ses choix, entend faire de nouveau révéler au monde une histoire oubliée, celle du Renault d’avant 1939 et qui est aussi celle de Delahaye, Delage ou Voisin : autant de firmes françaises profondément transformées ou emportées par les déconfitures financières mais qui resplendissent encore dans la mémoire de quelques-uns, comme le feraient les remugles d’une civilisation disparue. Alors que le XXe siècle touche à sa fin, Renault, alors marque populaire par excellence, entend non seulement se réapproprier cette part de son identité, mais aussi affirmer sans ambages qu’une firme française peut reprendre légitimement la parole dans le haut de gamme, et ce sans singer qui que ce soit. En s’appuyant très intelligemment sur d’autres pans essentiels de son histoire récente – la fameuse « voiture à vivre » ou les succès obtenus en Formule 1, avec un V10 dérivé de celui des monoplaces Williams et Benetton –, Renault présente une œuvre singulière, dont le design annonce l’avenir de son catalogue à ce niveau de gamme : il n’est plus question, comme ce fut le cas avec la Safrane, de chercher à ne pas déplaire mais de proposer une démarche engagée, personnelle, unique en son genre.
Du rêve au désenchantement
Dû au regretté Florian Thiercelin, styliste de grand talent hélas disparu trop tôt, le dessin de l’Initiale concept s’avère à la fois spectaculaire, cohérent et passionnant à explorer. Résolument contemporaine – il n’est pas question de retro design ici, même si l’on peut trouver, à l’avant, certaines réminiscences des 40 CV d’autrefois –, l’auto affiche des proportions inédites et réinvente le concept même de berline haut de gamme tout en respectant les totems de la marque ; ainsi, le hayon arrière apparu sur la R16 trente ans plus tôt, et profondément revisité dans sa cinématique, est bel et bien présent. À l’intérieur, on trouve un mobilier avant-gardiste (mais aussi très réaliste), élégant et chaleureux, là encore aux antipodes de la froideur ordonnancée chère aux constructeurs d’outre-Rhin. Quand on le compare à celui de la Vel Satis de série, commercialisée six ans plus tard, il n’est pas difficile de recenser les ressemblances entre les deux voitures. Il en va de même pour l’extérieur – sauf que, comme chacun sait, la Vel Satis de production a beaucoup souffert de proportions violemment dénaturées par rapport à l’Initiale et aussi au concept car éponyme, également dû à Florian Thiercelin et présenté en 1998. Dans un article publié sur le site Lignes/auto en mars dernier, Christophe Bonnaud raconte le rôle que le marketing a joué dans ce choix malheureux, voulant à tout prix imposer le concept saugrenu de « berline haute » pour remplacer la Safrane. On connaît la suite… De cette aventure, il subsiste aujourd’hui l’Initiale, brillant plaidoyer pour une lecture inusitée du luxe automobile. Il est fort dommage que ses pères n’aient pas été davantage écoutés en leur temps…






Texte : Nicolas Fourny