
Je l’avoue, j’ai pris ce qu’on appelle un bon coup de vieux en m’apercevant qu’en cette année 2025, la Peugeot 604 fêtait ses 50 ans, à l’instar de Mull of Kintyre, de la chute de Saïgon ou de Three Days of the Condor. Pourtant, lorsque je fouille dans ma mémoire d’irrécupérable petrolhead, j’ai l’impression spontanée que cette fragile épopée date d’il y a deux ou trois décennies tout au plus. Le fait est, le temps passe prodigieusement vite et, à l’ombre du soixante-dixième anniversaire de la Citroën DS, le demi-siècle de l’ambitieuse Sochalienne qui tenta en vain de lui succéder passe un peu inaperçu, au-delà, bien entendu, du cercle toujours restreint mais fervent de ses admirateurs. Qui l’eût cru il y a trente ans quand, dans l’indifférence générale, les 604 pourrissaient au fond de cours de fermes ou de garages oubliés ? Désormais choyés et amoureusement préservés par les membres d’un club très actif, les exemplaires survivants, et en particulier la version originelle qui nous occupe aujourd’hui, sont les témoins précieux de tout ce qui a été perdu…


Va vers ton risque
Et la liste est longue, lorsque l’on dissèque cette époque, proche et lointaine à la fois, où la France était encore une grande nation industrielle et où les dirigeants de Peugeot osaient rêver d’une « Mercedes à la française ». Rêve vite piétiné pour des raisons bien connues et mille fois relatées alors même que le modèle était encore en production – celle-ci ne s’achèvera qu’en novembre 1985, après un peu plus de 150 000 voitures construites. Se réimmerger en ce temps-là, c’est-à-dire quand tout paraissait encore possible pour la plus grande et la plus luxueuse Peugeot conçue depuis la guerre, permet d’en appréhender les paradoxes. Déjà la crise frappait à la porte (le premier choc pétrolier datait de l’automne 1973) et le chômage avait commencé une progression aussi sinistre que massive) mais, en apparence du moins, rien n’avait changé, même si les statistiques de ventes des grosses berlines n’étaient pas au mieux de leur forme. Comme si de rien n’était, la firme franc-comtoise se lançait donc à l’assaut des références allemandes en faisant irruption dans un territoire inédit pour elle.
Les notaires plutôt que les play-boys
Pourquoi ce tropisme germanique, me direz-vous ? Après tout, les Anglais, les Italiens ou les Suédois fabriquaient eux aussi des grandes routières au mitan des années 1970. Certes, les amis, mais la 604, autant par le classicisme de sa fiche technique que par l’orthodoxie de son design, ne pouvait se mesurer qu’aux deux noms qui, déjà, brillaient au firmament des manufacturiers européens : comme à l’heure actuelle, les Mercedes de la « gamme basse » – que l’on n’appelait pas encore « Classe E » – et la BMW Série 5 incarnaient sans conteste ce qui se faisait de mieux. Toutefois, c’est indéniablement plus du côté de Stuttgart que de Munich que les responsables du projet avaient lorgné en développant la 604 qui, comme l’indiquait son matricule, venait s’installer au-dessus de la 504, berline familiale que sa philosophie générale ne destinait pas, a priori, aux conducteurs sportifs. Et tout comme son aînée, à laquelle elle devait beaucoup (ce qui se voyait un peu trop, nous y reviendrons), la nouvelle venue n’avait pas pour mission d’affrioler le chaland, mais de le convaincre…


Quand la prudence devient dangereuse
Certes élégante mais d’un conformisme rassurant, due au talent d’Aldo Brovarone pour le compte de Pininfarina, la carrosserie de la 604 ne se risquait pas, comme la Lancia Gamma, la Rover SD1, la Renault 30 ou la Citroën CX, à la hardiesse d’un dessin bicorps. Grande berline trois volumes, bien charpentée mais sans excès, la Peugeot opposait les immuables vertus de la tradition à la fonctionnalité exacerbée de la Renault avec laquelle elle partageait son moteur. La voiture de Billancourt, avec sa transmission aux roues avant, son hayon arrière et sa banquette (difficilement) escamotable, prenait, de ce point de vue, l’exact contrepied de la Sochalienne, propulsion bon teint, demeurant fidèle au schéma technique des 403, 404 puis 504 qui l’avaient précédée, chacun de ces modèles correspondant à une prudente montée en gamme. Seule concession à la modernité, les roues arrière indépendantes adoptées par la 504 en 1968 se retrouvaient tout naturellement dans ce qui, en définitive, n’était que son émanation vers le haut de gamme. Car, hormis son moteur, la 604 ressemblait vraiment beaucoup à une « super 504 » – jusqu’à ses portières, spécifiques mais dont l’évidente parenté stylistique amenuisait le prestige revendiqué par Peugeot pour sa dernière-née.
Entre ambition et pusillanimité
Prestige qui, bien sûr, s’appuyait avant tout sur son moteur, dont la marque était tellement fière qu’elle en précisait l’architecture dans la dénomination du modèle, officiellement présenté comme la « 604 SL V6 » là où sa rivale désignée, la Mercedes 250, se contentait d’indiquer l’arrondi de sa cylindrée. Un groupe pas tout à fait inédit, il est vrai, dans la mesure où la Volvo 260 et les coupés et cabriolets 504 en avaient eu la primeur dès l’automne 1974, mais un beau moteur tout de même, plutôt photogénique, avec son bloc et ses culasses en alu ou ses deux arbres à cames en tête. Malheureusement, ce V6 conçu chez Peugeot, mais dont les coûts de développement avaient été partagés avec Renault et Volvo (d’où l’acronyme « PRV »), ne tient pas ses promesses. Ouvert non pas à 60 mais à 90 degrés, comme le V8 mort-né auquel il était apparenté, le valeureux six-cylindres franco-suédois va en effet souffrir, plus de dix ans durant, d’une irrégularité cyclique de fonctionnement qui va profondément nuire à l’agrément d’utilisation et à la réputation de la 604. Par surcroît, en plus d’un rendement quelconque (51 chevaux au litre), son alimentation confiée à deux carburateurs (un simple corps associé à un double corps), difficiles à synchroniser, et les deux choix de transmission proposés (une boîte manuelle à quatre rapports ou une automatique d’origine GM à trois rapports) aboutissent à une consommation de carburant d’autant plus rédhibitoire que les performances n’ont rien d’extraordinaire : dans son numéro 18 de 1975, l’Auto-Journal chronomètre une SL à boîte manuelle à 179,1 km/h, le kilomètre départ arrêté étant abattu en un peu plus de 32 secondes.

« Le réel, c’est quand on se cogne », disait Jacques Lacan. C’est vrai, la Mercedes 250, elle aussi fidèle au carburateur, moins bien équipée et vendue 25 % plus cher que la Peugeot, s’avère encore moins rapide et tout aussi gloutonne avec son six-cylindres en ligne de 129 chevaux. Mais que voulez-vous, c’est une Mercedes, avec sa qualité de construction et sa finition hors pair, sans parler d’une valeur de revente que chacun devine plus élevée que celle de la 604. Laquelle se révèle tout de même mieux finie qu’une Polski-Fiat, mais sans se différencier suffisamment d’une banale 504 TI, pas beaucoup moins performante dans l’absolu et nettement plus sobre. La SL des débuts comporte en outre des lacunes incompréhensibles, comme l’absence de verrouillage centralisé, même en option, pourtant disponible depuis deux ans sur la Renault 16 TX… Peugeot mettra deux millésimes pour corriger le tir, avec la TI à injection Bosch K-Jetronic et boîte cinq vitesses de série, disponible à l’automne 1977 et qui enterrera prestement la malheureuse SL, dès lors ravalée au rang de faire-valoir d’entrée de gamme avant de disparaître en toute discrétion du marché français en 1981. J’ai déjà eu l’occasion de saluer ici la maturité de la 604 GTI, apparue trop tardivement, en 1983, pour redresser la barre mais qui permit au moins à l’auto de quitter la scène la tête haute. En comparaison, la SL distille des sensations presque vintage, et ses approximations finissent par la rendre émouvante dans sa volonté de bien faire, hélas compromise par la pleutrerie des dirigeants de Peugeot, incapables de se donner réellement les moyens de leurs ambitions. Toute ressemblance avec des événements plus récents serait bien évidemment fortuite…










