

Étrange destin, vraiment, que celui de la Bentley Arnage ! Conçue avec l’aide prépondérante de BMW, l’auto, à peine commercialisée, est très vite passée sous la férule du groupe Volkswagen, lequel n’a eu de cesse de se débarrasser de la contribution la plus visible de son concurrent bavarois. C’est ainsi que les premières Arnage à moteur BMW sont les plus rares, elles qui ne furent produites que durant deux ans. Volontiers vilipendé par les thuriféraires du légendaire V8 Bentley « six trois quarts », le modèle ressemble davantage à une parenthèse malheureuse qu’à un collector. Et pourtant, ainsi qu’on va le voir, la « Green Label » mérite amplement le détour !



Les affres d’une décadence
Au début des années 1990, lorsque les dirigeants de Rolls-Royce et Bentley – les deux marques, rappelons-le, partageant la même destinée depuis 1931 – commencent d’envisager la succession de la série « SZ » (constituée de la Mulsanne et de ses multiples dérivés), un obstacle majeur surgit immédiatement sur leur chemin : le manque de moyens ! Lancée en 1980, la berline Bentley, sœur jumelle de la Rolls-Royce Silver Spirit, a certes beaucoup évolué techniquement depuis lors, mais l’obsolescence de sa plateforme – elle dérive directement des Silver Shadow et T-Series lancées en 1965 – se fait chaque jour plus criante, surtout en comparaison d’une concurrence germanique toujours plus ambitieuse. Objectivement, la Mercedes-Benz Classe S W140, présentée au Salon de Genève 1991, renvoie sans pitié sa rivale britannique à ses archaïsmes, même si l’auto conserve une petite tribu d’adeptes pour lesquels l’opulence technologique allemande ne pourra jamais égaler le raffinement insulaire propre à l’artisanat britannique. Malheureusement, aussi fidèle soit-elle, cette clientèle-là ne suffit plus pour assurer l’avenir de l’usine de Crewe et, toute honte bue, c’est bien vers l’ingénierie teutonne que les concepteurs du nouveau modèle vont se tourner afin d’en assurer le développement !
Vous aimez la Bavière ?
Près de dix-huit ans après la présentation de la Mulsanne, sa remplaçante arrive enfin lors du Salon de Genève 1998. Baptisée Arnage – en hommage aux cinq victoires glanées dans la Sarthe par Bentley entre 1924 et 1930 – et dessinée par Steve Harper, l’auto séduit immédiatement par sa cohérence stylistique, qui convoque intelligemment le patrimoine de la firme sans pour autant tomber dans le retro design. Ainsi, la proue évoque irrésistiblement la berline T tandis que, vue de trois quarts arrière, la référence à la berline S de 1955 ne manque pas d’émouvoir les connaisseurs. Surtout, la nouvelle Bentley ne trahit pas son identité : même un profane ne risque pas de la confondre avec une Mercedes ou une BMW, alors que le constructeur bavarois a très activement participé au développement de la voiture. Car, sous le capot de l’Arnage, c’en est bien fini du vénérable V8 maison, inauguré par la S2 en 1959 ; à sa place, on trouve un autre huit-cylindres, le BMW M62 de 4,4 litres, ici suralimenté par deux turbocompresseurs, délivrant 354 ch et 560 Nm. Des caractéristiques dans la norme de l’époque – la Mercedes S 600 contemporaine, par exemple, affiche 367 ch et 530 Nm – et qui assurent des performances honorables à l’Arnage, mais qui vont, contre toute attente, ne pas faire long feu…
La résurrection d’un moteur
Car, d’une part, la clientèle de la marque n’apprécie guère l’abandon du moteur « historique » ayant notamment fait les grandes heures de feue la berline Turbo R, et le fait savoir avec une certaine virulence. Et puis, surtout, le lancement commercial de l’Arnage et de la Rolls-Royce Silver Seraph (nantie pour sa part du V12 BMW) coïncide avec la fin de l’affrontement ayant opposé, plusieurs mois durant, BMW et Volkswagen pour la prise de contrôle des deux marques, dont le groupe aéronautique Vickers souhaite alors se défaire. À l’issue, c’est VW qui gagne… du moins jusqu’à ce que BMW fasse valoir ses droits sur le label Rolls-Royce, dont la propriété exclusive lui avait été cédée par le constructeur de moteurs d’avions Rolls-Royce – totalement indépendant de l’entité « automobile » éponyme depuis 1973. Les deux groupes parviennent alors à un accord, aux termes duquel BMW consent à continuer la livraison de ses moteurs à Volkswagen jusqu’en 2002. Dès lors, l’Arnage originelle est en sursis, VW n’étant guère enclin à commercialiser longtemps un modèle animé par le moteur d’un concurrent. Sous leur nouvelle férule allemande, les motoristes se remettent donc au travail afin de ressusciter le vieux 6750 cm3, dont la fiche technique dénonce la senescence mais qui, grâce à sa cylindrée d’un autre temps, se montre particulièrement prodigue en termes de couple. Profondément modernisé et suralimenté comme il se doit par un turbo Garrett, le V8 revigoré, désormais compatible avec les normes de dépollution les plus sévères, entame sa nouvelle vie à l’automne de 1999 sous le capot de la nouvelle Arnage « Red Label » !

Les désaccords de Munich
De son côté, l’Arnage « by BMW » poursuit officiellement sa route, avec quelques menues modifications, sous le nom de « Green Label » – les voitures construites antérieurement étant souvent désignées ainsi de façon rétroactive. Mais, chacun le pressent, la messe est dite pour l’auto qui, de fait, quitte la scène dans les derniers jours de l’an 2000, après seulement 1173 exemplaires produits, pénétrant alors dans un purgatoire dont elle n’est toujours pas sortie ; depuis la naissance de l’Arnage, il y a vingt-sept ans déjà, les thuriféraires du V8 Bentley n’ont de cesse de vouer aux gémonies le V8 munichois, dont le couple est, il est vrai, inférieur de 33 % à celui du moteur anglais – valeur cardinale pour ces gardiens du temple, autoproclamés comme on s’en doute… Pour eux, l’Arnage ainsi gréée n’est pas une authentique Bentley (à cette aune, on se demande ce qu’ils pensent de l’actuelle berline Flying Spur qui n’est, somme toute, rien d’autre qu’une Porsche Panamera habilement maquillée) et seule la « Red Label » ainsi que sa nombreuse descendance (l’Arnage sera produite jusqu’en 2009) seraient dignes de son blason. Un examen attentif de l’engin révèle cependant une réalité moins manichéenne…
Un différend culturel
À la vérité, lorsque l’on veut bien se débarrasser de ses préjugés et la considérer de façon objective, la « Green Label » est très loin de démériter – en particulier quand on évoque la fiabilité et le coût d’entretien du V8 BMW, sensiblement plus réconfortants que ceux du huit-cylindres séculaire devant lequel se pâment les esthètes… Bien sûr, compte tenu du poids de la voiture, les plus exigeants pourront critiquer le (relatif) déficit de l’auto en matière de souplesse ; c’est que l’anglo-germanique exige une approche différente, son moteur n’hésitant pas à monter vaillamment en régime là où la « Red Label » n’a plus grand-chose à dire au-delà des 4000 tours. Mais, entre nous, choisit-on une Bentley de cette époque pour défier le chronomètre ? Pour le reste, la « Green Label » est une Arnage « pré-VW », avec ses interrupteurs de BMW Série 7 et une qualité de finition banalisée par rapport aux « SZ ». Très différente des « locomotives » surpuissantes (jusqu’à 507 ch !) qui conclurent l’existence du modèle, elle n’en constitue pas moins l’un des meilleurs rapports prix/prestations actuels dans cette catégorie. Sachez en profiter…






Texte : Nicolas Fourny