

Le charme de l’inutile, vous connaissez ? Forcément, parce que sinon, vous ne vous intéresseriez pas aux vraies automobiles. Je veux dire celles dont la puissance, la sophistication technique et la vélocité font immanquablement râler les pisse-vinaigre de tout poil ; celles qui, construites en série forcément limitée en comparaison des véhicules de masse, sèment du rêve sous leurs roues à chaque kilomètre parcouru ; celles qui, enfin, par certaines de leurs caractéristiques, laisseront volontiers perplexe le profane, tandis qu’elles éblouiront à coup sûr les passionnés que nous sommes. À l’instar de la Porsche 911 Dakar, la Huracán Sterrato (ce qui signifie « chemin de terre » dans la langue de Pasolini) pousse la plaisanterie plus loin encore que ses sœurs de gamme : et, de fait, si personne n’en a besoin, mais beaucoup en ont envie…



Porsche vs Lamborghini
Dans les colonnes de Sport Auto, on a pu lire que la Sterrato était la Lancia Stratos des temps modernes. C’est assez bien vu : à un demi-siècle de distance, les similitudes entre les deux autos sont si singulières qu’elles ne peuvent que retenir l’attention du connaisseur – même si, contrairement à son aînée, la Lamborghini ne s’alignera jamais en compétition et ne risque donc pas d’égaler son palmarès (pour mémoire : trois titres de championne du monde des rallyes dans les années 1970). De fait, depuis la mythique Lancia, pensée avant tout pour la course, on n’a pas croisé beaucoup de voitures comparables, je veux dire une sportive biplace dotée d’un moteur central et pourtant capable de s’en aller crapahuter hors goudron. En dehors des modèles de course déclinés en versions routières pour des raisons d’homologation, les plus érudits (de même que les amateurs de bizarreries invendables) citeront sans doute la Mega Track, objet aussi fantasmatique que difficilement utilisable, ce qui n’est pas le cas de la Huracán ainsi gréée. Par un savoureux hasard – qui n’en est peut-être pas un –, la Sterrato a vu le jour la même année qu’une certaine Porsche 911 Dakar, laquelle peut, en l’espèce, revendiquer une antériorité et une légitimité historique dont la voiture italienne est dépourvue… À l’arrivée toutefois, les similitudes sont frappantes, au moins en termes de philosophie.
Les machines absurdes
Il s’est en effet agi, à Sant’Agata Bolognese comme à Zuffenhausen, de concevoir deux automobiles a priori parfaitement incongrues dans leur définition technique, mais d’une cohérence sans faille et entièrement convaincantes à l’usage – personne n’est dupe, néanmoins : les chances de croiser l’une d’elles couverte de boue ou de poussière à l’issue d’une excursion hors des routes goudronnées demeurent, comme on s’en doute, assez limitées… Reste la satisfaction intellectuelle de posséder un objet aussi insolite que techniquement abouti, cela sans parler de performances qui, si elles subissent une légère dégradation par rapport aux variantes strictement routières des deux modèles, restent bien entendu très au-dessus du lot. Après la 992 Dakar dont nous avons récemment parlé, place donc à la plus surprenante des Lamborghini contemporaines ! Car, s’il est vrai que les véhicules « tout chemin » ne sont plus une nouveauté pour la marque depuis le messéant (mais irrésistible) LM002 présenté il y a bientôt quarante ans, suivi en 2017 par le très convenu Urus, transformer une berlinette de six cents chevaux en reine du trial et des chemins creux, ce n’est pas la même limonade…

Le clin d’œil le plus cher du monde
Vous l’aurez compris, je force quelque peu le trait et la Sterrato ne prétend en aucun cas pouvoir suivre un Toyota Land Cruiser dans le redoutable exercice du croisement de ponts. Compétente hors goudron jusqu’à un certain point – plus en tout cas que 90 % des SUV grand public qui saturent nos routes et seraient incapables de quitter le bitume sans dommages –, cette Lamborghini montée sur échasses (la garde au sol est augmentée de 44 mm par rapport à une Huracán classique) ne se cantonne pas à un simple exercice de style pour frimeurs. Pour autant, les responsables du projet, lors de la présentation de la Sterrato, prirent le soin d’insister sur le fait que l’engin se destinait plus à des randonnées en « tout chemin » plutôt qu’au franchissement pur et dur (mais sincèrement, qui en doutait ?). Quoi qu’il en soit, tout l’accastillage attendu pour ce genre de machine répond présent : élargisseurs d’ailes en plastique noir, pneumatiques spécifiques développés tout spécialement par Bridgestone, barres de toit (eh oui…), prise d’air supplémentaire au-dessus du moteur, sans oublier une paire de feux additionnels à LED qu’on croirait sortis de chez Norauto. Le résultat exsude des relents forcément contradictoires, en tout cas étranges, et il ne faudrait pas grand-chose pour imaginer que l’auto a subi les outrages d’un préparateur de seconde zone. Impression vite dissipée en examinant la voiture de plus près et en constatant, de la sorte, la qualité de la réalisation.
Un adieu singulier
Impeccablement finie (c’est bien le moins, cela dit, pour un jouet tarifé 265 000 euros à sa sortie), la Sterrato est avant tout l’expression d’un savoir-faire inédit pour Lamborghini, de même qu’une façon bien particulière de mettre un terme à l’ère du dix-cylindres en V conçu avec l’aide d’Audi et apparu sous le capot de la Gallardo en 2003. Car, en 2024, la Temerario a remplacé la Huracán, et le glorieux V10 atmosphérique a cédé la place à un banal V8 biturbo hybridé. Basée sur la Huracán Evo, la Sterrato conserve la transmission intégrale (vous l’auriez parié) et le V10 de 610 chevaux. Compte tenu des particularismes de sa fiche technique, les chronos sont logiquement en recul et, dans les meilleures conditions, vous ne pourrez dépasser les 260 km/h, c’est-à-dire la vitesse de pointe d’une 911 Turbo 3.3 d’il y a quarante ans. Mais est-ce vraiment important ? Anorak fact : adaptée à sa nouvelle vocation, la transmission comporte un mode « Rally », qui bloque la répartition du couple à 50 % par essieu. « Un gadget inutile », persifleront les grincheux – mais là encore, la beauté du geste technique pardonne tout… Construite à 1499 exemplaires, la Sterrato a vu l’entièreté de sa production s’écouler avant même d’avoir commencé. À l’évidence, ça sent le collector… mais si vous craquez pour elle, que ça ne vous empêche surtout pas de rouler avec !






Texte : Nicolas Fourny








