
Qu’est-ce qu’une berline de luxe ? À cette question – qui aura longtemps tourmenté en vain les constructeurs français –, plusieurs manufacturiers de renom ont apporté des réponses spécifiques, mais c’est sans doute Mercedes qui a, avec le plus de constance, défini les contours de cette catégorie et la substance de l’objet. Longtemps références absolues en la matière, les S-Klasse existent sous ce nom depuis plus de cinquante ans et ont toujours été à la pointe du progrès technique, notamment en termes de sécurité. En revanche, sur le plan de l’équipement, c’est une autre histoire et les deux premières générations du modèle, loin de l’opulence quelque peu clinquante des Classe S contemporaines, se sont même fait remarquer par l’extrême dépouillement de leurs dotations de base. Devenues rarissimes, ces voitures dont l’austérité fera fuir la plupart des acquéreurs potentiels recèlent néanmoins un charme très particulier…

La grande illusion
Je me souviens fort bien de mon tout premier essai d’une Classe S. C’était à la fin des années 80 et l’auto, une superbe 280 SE jaune ahorngelb de 1975, m’avait franchement tapé dans l’œil. Las ! Le jeune homme que j’étais alors, idéaliste et candide, tomba de haut en pénétrant dans l’habitacle de l’auto, tendu d’un banal tissu à petits carreaux et dont le seul équipement de confort se résumait à une lunette arrière chauffante. Tarifée 78 900 francs à l’époque (environ 65 000 euros de 2024), l’arrogante Mercedes s’avérait moins bien équipée qu’une Peugeot 504 Ti vendue trois fois moins cher ! À ma décharge, je ne connaissais que vaguement la série 116, étant surtout un inconditionnel de sa remplaçante, l’indépassable 126. Je ne l’avais fréquentée que de loin, dans des films français comme Mort d’un pourri, de Georges Lautner, dans des séries américaines comme Dallas ou, encore assez souvent durant les années 80, dans la réalité tridimensionnelle des rues de Paris. Et puis, il y avait eu tous ces articles dithyrambiques, dans la presse spécialisée, au sujet de sa version sommitale, la sulfureuse 450 SEL 6.9, nantie en série d’un très beau velours Pullman et de l’air conditionné, et que tout le monde appelait simplement « Mercedes 6.9 », un peu comme on disait « Porsche Turbo » entre connaisseurs… De l’extérieur, la Classe S des seventies respirait l’opulence, avec ses chromes généreusement distribués, ses lignes classiques mais intemporelles et ce faciès hiératique qui suggérait la performance, le raffinement technique et, comme disait l’autre, « une certaine idée du luxe »…
Les joies pures de l’ascétisme
J’ai là le catalogue consacré aux versions les moins puissantes de la S-Klasse disponibles sur le marché français pour le millésime 1975 Dans le style inimitable de la Daimler-Benz de ce temps-là, d’une morgue difficilement égalable, on y apprend beaucoup de choses sur la sécurité active et passive, les qualités routières, la fiabilité, la qualité de construction et l’avance technique dont témoigne la conception des moteurs – même si la 280 S de base doit encore se contenter d’une alimentation par carburateur… Et le confort dans tout ça, me direz-vous ? Comme le proclame sans rire la brochure, « les voitures Mercedes-Benz sont construites de telle sorte qu’elles libèrent autant que possible le conducteur des sollicitations physiques et psychiques ». Et, de fait, il est indéniable que le conducteur et ses passagers ne risquent pas d’être distraits par les gadgets qui faisaient la fierté des Cadillac contemporaines. En l’absence de compte-tours, il faut par exemple estimer le régime moteur à l’oreille ; les vitres se manœuvrent à l’aide de bonnes vieilles manivelles, comme avant la guerre ; et le verrouillage central à dépression – fierté de la maison – brille par son absence. En revanche, on recense des projecteurs antibrouillard et un essuie-glace à trois vitesses. Mazel-Tov !

Comme un air de liberté enfuie
Bien sûr, la plupart des clients ne se résignaient pas au jansénisme des S-Klasse lorsqu’elles se bornaient à ce que Mercedes nommait pudiquement sa « fourniture de série ». Au vrai, c’était même le but inavoué du constructeur : en offrant une sorte de coquille vide équipée du strict minimum, la firme stuttgartoise encourageait implicitement sa clientèle à se tourner vers un catalogue d’options aussi épais qu’un annuaire téléphonique (et joyeusement rémunérateur pour le constructeur), permettant de la sorte à chacun de se concocter « sa » Classe S, censément unique au monde, étant donné le nombre théorique de combinaisons possibles entre les châssis courts et longs, les transmissions manuelles ou automatiques, les coloris, la sellerie, sans parler des nombreuses options de confort proposées. À cette époque bénie, la détestable politique des packs à laquelle sont confrontés les clients actuels de la marque (et de beaucoup d’autres) n’existait pas, et les agrégats les plus improbables devenaient donc possibles, comme par exemple une 450 SE à vitres manuelles et jantes en tôle mais dotée d’un climatiseur, d’un toit ouvrant, d’un intérieur en cuir, de sièges chauffants, d’un autoradio Becker, voire même – soyons fous – d’un radiotéléphone !
On n’arrête pas le progrès, hélas
Toutes les bonnes choses ayant une fin, et la concurrence de la BMW Série 7 aidant, la Classe S W126 présentée au Salon de Francfort 1979 consentit enfin à enrichir quelque peu sa dotation de série – même si l’équipement de base des versions allemandes n’avait encore rien de mirobolant –, enclenchant un mouvement qui ne s’est pas arrêté depuis lors et qui s’est progressivement étendu à l’ensemble de la gamme Mercedes, nettement plus généreuse en matière d’équipements de série aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, toutes choses égales par ailleurs, bien entendu... Ainsi, l’acquéreur d’une Classe S W223 peut légitimement s’estimer satisfait de la dotation de série de sa voiture, même s’il ne coche aucune option sur son bon de commande. Il convient toutefois de rappeler que le vrai luxe ne consiste pas à empiler laborieusement des équipements de confort et, dans ses premières années d’existence sur le marché européen, la Lexus LS 400, chantre du « tout compris », l’a appris à ses dépens, la majorité des clients lui préférant encore une Classe S à la fois plus onéreuse et moins bien équipée.



Au vrai – et au risque d’enfoncer une porte ouverte, mais j’assume –, le luxe n’est rien d’autre que ce qui demeure inaccessible à la plupart des gens et, à cette aune, il est vrai qu’au milieu des années 70, les vitres électriques d’une Renault 16 TX ou le toit ouvrant d’une Ford Granada Ghia ne pesaient pas lourd face à l’incoercible charisme de ma 280 SE, merveille d’ingénierie s’adressant davantage à l’intellect de son conducteur qu’à la puérilité des gadgets électriques. Il est d’ailleurs troublant de constater qu’un demi-siècle plus tard, le débat demeure d’actualité, l’actuel designer en chef de Mercedes, Gorden Wagener, ayant récemment déclaré que « les écrans ne sont pas synonymes de luxe » – il était grand temps de s’en apercevoir ! En attendant, pour les collectionneurs un brin pervers désireux de s’offrir la S-Klasse la plus dépouillée possible, c’est le marché allemand qu’il faudra cibler prioritairement ; il y subsiste un grand nombre d’exemplaires, surtout en W116, aussi luxueux qu’une cellule de moine trappiste… ce qui ne veut pas dire qu’ils sont vendus moins cher pour autant ! À bon entendeur…





