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Talbot Tagora : l'enfant non désiré !
PAUL CLÉMENT-COLLIN - 26 févr. 2016Je vous avais déjà parlé de la Talbot Tagora dans sa version SX. Je n’étais pourtant pas satisfait de cet article, qui manquait sérieusement d’informations et/ou de précision (lire aussi: Talbot Tagora SX). J’ai donc décidé de vous reparler de cette grande berline à la carrière fulgurante, l’un des plus beaux bides de l’industrie française (mais malheureusement pas le seul, la Citroën C6 ou la Renault Avantime figurant en bonne place). Il faut dire que la Tagora est un cas d’école, entre malchance, erreurs stratégiques, rachat de Chrysler Europe, bricolage technique, et errance stylistique ! Malgré son titre de berline française la plus puissante à l’époque, avec son V6 PRV porté à 165 ch (20 de plus que dans les Peugeot 604 ou les Renault 30), toutes les conditions étaient réunies pour que la Talbot Tagora finisse dans le mur (et pas pour un crash test) !
Revenons quelques années en arrière. Tout commence chez Chrysler Europe, avec le projet C9. Malgré une crise pétrolière en 1973, les constructeurs recommencent à partir de 1975 à envisager des véhicules de plus grande taille, et chez Rootes, filiale anglaise de Chrysler Europe, on s’inquiète de voir arriver sur le marché les Audi 100, Ford Granada ou Rover SD1 face aux vieillissantes Chrysler 160/180/2 litres. On a l’habitude de penser la Tagora comme un véhicule français, mais sa conception était en fait européenne et voulue notamment par la partie anglaise du groupe Chrysler Europe.
Comme souvent dans ce groupe compliqué, les tâches vont être réparties pour ménager les susceptibilités et impliquer la majeure partie des filiales. Ainsi, le projet C9 est-il confié à Simca pour sa partie technique (l’usine de Poissy est rapidement choisie comme lieu de fabrication), tandis que le design est confié à Rootes en Angleterre ! Il s’agit donc bel et bien d’une voiture franco-anglaise. Côté technique, on s’oriente vers le 4 cylindres 2,2 litres Chrysler, mais on cherche aussi une motorisation plus grosse. Sans moteur de ce type dans la banque d’organe Chrysler Europe (les moteurs américains n’étant pas adaptés), on réfléchit, déjà, au moteur PRV ! Pourtant, Peugeot n’est, à l’époque, pas vraiment chaud pour équiper un concurrent ! Le projet C9 est un projet de grande berline, 6 glaces, propulsion, large et longue. Côté style, les anglais ponde un dessin plutôt réussi globalement, mais sans véritable sex-appeal ! Ce dessin sera en outre totalement dénaturé par la nouvelle donne du rachat de Chrysler Europe par Peugeot. Chrysler ambitionnait de vendre 60 à 70 000 exemplaires de la C9 par an, rien que cela !
Lorsque le groupe français rachète l’ensemble des filiales de Chrysler (Rootes en Angleterre, Barreiros en Espagne et Chrysler en France) en 1978, il trouve dans la corbeille de la mariée ce projet C9 qui, objectivement, n’est d’aucune utilité dans la nouvelle configuration au sein d’un PSA naissant. Chez Peugeot, on a déjà la 604, berline statutaire 3 volumes au dessin relativement proche, dotée notamment du V6 PRV tandis que la 505 est en gestation et proche de sa sortie. Chez Citroën, on a aussi la CX, qui, si elle ne dispose pas de 6 cylindres, offre des qualités dynamiques intéressantes. Bref, en haut de la gamme du groupe, l’offre est déjà bien fournie.
Mais alors pourquoi s’obstiner avec le projet C9 ? Tout simplement parce que les investissements ont déjà été largement consentis par Chrysler, et que la voiture est trop avancée (semble-t-il) pour stopper le projet. Pourtant, Peugeot va s’immiscer dans la fin de la conception de la voiture, en imposant les trains de la 505 (économies d’échelle en vue). Ce qui semblait une bonne idée (surtout économique) va pourtant s’avérer être un fiasco… stylistique. Visuellement, cela donne l’impression que la carrosserie est plus large que le châssis, et les roues semblent très éloignées du bord ! Un peu comme si on avait monté des trucs pas prévus pour aller ensemble. Dès lors, le dessin pas franchement sexy du début devient en outre totalement déséquilibré !
Entre temps, Peugeot pense avoir une idée de génie en unifiant toutes les marques de Chrysler Europe sous une seule bannière, celle de Talbot (une marque trouvée dans l’escarcelle de Rootes et Simca). On pense que cette marque parlera aussi bien aux anglais qu’aux français. En fait, elle ne parle à personne. Voilà donc une grande berline, mal fagotée, avec une chemise trop grande et des chaussures trop petites, en concurrence interne avec 3 voitures (505, 604 et CX), affublée d’une marque sans image (sortie d’un chapeau de magicien), et distribuée dans un réseau en réorganisation et pas du tout disposé à la vendre, le tout dans un contexte de nouvelle crise pétrolière (celle de 1979 cette fois-ci) ! Ca partait mal dès sa présentation au salon de Paris 1980.
En mars 1981, le lancement est officiel, avec un 2,2 litres Chrysler donc, de 115 chevaux, ce qui, avouons-le, n’est pas vraiment suffisant. Il ne suffit pas d’avoir un intérieur moderne (mais rapidement daté « années 80 ») et un ordinateur de bord. Il faut aussi avoir une offre moteur un peu plus conséquente ! Dès le lancement, Peugeot offre son moteur Turbo Diesel de 2,3 litres de… 83 ch, déjà présent sur la 604. Et contre toute attente, va tenter de distinguer sa nouvelle grande berline avec une version vitaminée du PRV.
Avec 165 chevaux pour 2,7 litres de cylindrée, la Tagora SX devient la berline française la plus puissante du moment, alors que ses concurrentes 604 ou Renault 30 se contentent d’un peu plus de 140 chevaux ! Etrange stratégie d’un Peugeot qui semble embarrassé par cette Tagora, enfant non désiré né d’un mariage bancal. Pour sauver les apparences, cette SX semble le « flagship » du groupe, avec son luxueux équipement (une version encore plus luxueuse, la Présidence, sera présentée en Angleterre, mais ne rentrera jamais en production) et ses performances de premier plan. Pourtant, personne n’en veut, du moins en apparence. En France, la Tagora se retrouve vendue par un réseau largement issu des concessions Peugeot, une grande majorité de concessions Simca n’ayant pas été conservées dans le réseau de distribution né de l’alliance. Et bien entendu, ces vendeurs tatoués du lion n’ont aucune envie de vendre cette Tagora, et traînent carrément les pieds. La com’ est à l’économie, le positionnement compliqué, et la marque inconnue (finalement, on la connaît mieux aujourd’hui qu’elle a complètement disparue!). En Espagne et en Grande Bretagne, c’est un peu moins pire, mais on est loin du compte.
En 1982, Heuliez, toujours à l’affut de contrats rémunérateurs, flaire un bon coup. Les designers picto-charentais ont semble-t-il compris la (mauvaise) donne du couple 604-Tagora. La 604 peine à séduire, tandis que la Tagora ne fait que de la figuration, avec 15 000 ventes pour la première année. Ils proposent donc à Peugeot de faire d’une nouvelle Tagora restylée (et bien plus équilibrée) le nouveau haut de gamme du groupe, au dessus des 505 et Citroen CX, et remplaçant l’actuelle Tagora et la 604. Les TRX remplissent enfin les passages de roue correctement, et la ligne générale devient très « Peugeot », faisant penser à un mix entre la 505 (les flancs notamment), et une 305 (la face avant). Ce projet sera malheureusement refusé ! Il aurait pu donner une seconde chance à la Tagora sous le logo du Lion, malheureusement trop occupé à sauver sa peau en lançant la 205 !
Proposition d’Heuliez pour une nouvelle « Peugeot-Tagora », en 1982Au chapitre des curiosités, notons une dizaine d’exemplaires retravaillés par Danielson avec 200 chevaux sous le capot. Dès l’année 1982, les ventes s’effondrent, passé l’effet nouveauté, avec seulement 2 624 exemplaires construits. Cette année là, le sort en est jeté ! Peugeot décide d’en finir avec cette encombrante berline, et l’arrêt de mort sonne en France dès 1983. Les derniers stocks seront bradés en Espagne et en Grande Bretagne en 1984. Entre fin 1980 (début de la production en série) et courant 1983, seuls 20 133 Tagora auront été produites, dont 1083 versions SX.
Aurait-il pu en être autrement ? L’uchronie est un de mes dadas, et l’histoire aurait pu être différente si, au moment de l’organisation du réseau de distribution Peugeot-Talbot, un plus grand nombre d’ex-concessionnaires Simca étaient restés en place. De même, un meilleur positionnement de la Tagora par rapport aux autres modèles du groupe aurait pu la rendre plus performante commercialement. L’intuition d’Heuliez d’en faire la base d’un nouveau haut de gamme Peugeot aurait pu mettre à la retraite la vieillissante 604 et offrir un groupe un trait d’union un peu plus moderne en attendant la Peugeot 605. Cette « Peugeot-Tagora » aurait d’ailleurs permis à Peugeot de prendre plus son temps au moment du lancement de la 605, et éviter ainsi les problèmes de jeunesse qui ruinèrent sa carrière (ainsi que celle de la XM). Mais avec des « si » on mettrait Paris en bouteille. Car au début des années 80, après avoir croqué Citroën puis Chrysler, et encaissé le second choc pétrolier, rappelez-vous que Peugeot est à deux doigts de la faillite. Sans la 205, le groupe aurait pu sombrer corps et biens, et avait d’autres chats à fouetter que le sauvetage d’un haut de gamme dont il n’était pas à l’origine. D’ailleurs, la marque Talbot finira par disparaître quelques temps plus tard.
Si les choix furent parfois discutables, reconnaissons à Peugeot le bénéfice de l’urgence ! Le retournement de conjoncture un an à peine après avoir racheté Chrysler Europe avait failli être fatal. Le principal intérêt du rachat était préservé : un outil industriel intéressant (Poissy, Ryton, Valverde), et la disparition d’un concurrent direct en France (Simca). Gérer une troisième marque (Talbot) était un cache misère pour préserver les susceptibilités, mais n’aura jamais été vraiment stratégique ! Enfin, si la Tagora fut un échec, l’essentiel de l’investissement venait de Chrysler. On pensait que cette voiture « déjà rentabilisée », puisque n’ayant pas nécessité d’investissements lourds de la part de Peugeot, viendrait en plus plutôt qu’en moins : un véhicule image pour la nouvelle marque Talbot ! D’ailleurs, au début des années 80, l’offre Talbot, avec la Samba (une réussite vu le contexte), l’Horizon, la Solara (plutôt joliment redessinée sur une base 1510), la Rancho, la Murena et la Tagora, aurait pu faire bonne figure dans un autre contexte économique, et avec un réseau de distribution plus concerné ! On pouvait voir poindre un positionnement intéressant, plus moderne et sportif, aux côtés de Peugeot plus bourgeois et de Citroën plus excentrique ! L’histoire en aura décidé autrement !